Beyrouth, l’œil sur l’art du voisin

Alors que la guerre fait rage de l’autre côté de la frontière, les artistes syriens sont omniprésents dans les galeries d’art de la capitale libanaise. Où leurs œuvres figurent… le conflit.

«La création ne meurt jamais.» C’est le titre choisit par la galerie Mark Hachem, située dans le quartier cossu Mina el Hosn du centre-ville de Beyrouth, pour son exposition hébergeant les œuvres des artistes syriens les plus renommés, du contemporain Mustafa Ali à Fateh Moudarres, pionnier de l’art moderne syrien décédé en 1999. Dans la capitale libanaise, les galeries d’art s’arrachent désormais les peintres et les sculpteurs syriens. Comme si le conflit meurtrier qui déchire le pays voisin depuis deux ans avait impulsé un engouement sans précédent pour ses plasticiens. «La plupart des Libanais ne connaissaient pas les artistes syriens avant le début du conflit. Car jusque-là, ils sortaient peu de leurs frontières. La guerre a provoqué leur exil forcé à Beyrouth et, indirectement, nous a permis de découvrir toute la qualité de leur travail», explique l’un des galeristes, devant la sculpture en bois d’une tête tranchée par la faux de la mort taillée par Mustafa Ali.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

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Le mot «guerre» plaqué 154 fois dans le tableau «Perdu entre guerre et amour» d’Amal Muraywed, les parpaings répandus sur le sol par Fadi al-Hamwi, rappelant les milliers de foyers détruits par les bombes en Syrie, les morceaux de jambes et de bras collés sur la toile d’Heba Akkad, hommage macabre aux 108 morts du massacre de Houla par le régime syrien le 25 mai 2012… Partout, aux cimaises de la première Foire de l’art contemporain syrien, qui s’est tenue début octobre dans l’espace Artheum de Beyrouth, la guerre inspire la création, la mort guide les pinceaux.

LEVRES ROUGES
Mais les artistes exposés ne se contentent pas de décrire ce qu’ils ont vu et vécu en Syrie. Leurs œuvres dépassent l’horreur, la détournent, la transfigurent et l’expulsent avec soulagement de leur for intérieur: «Je devais être rongé par l’angoisse au moment de le peindre», explique Amjad Wardieh, jeune artiste de 27 ans devant une silhouette recroquevillée et barbouillée sur un fond rouge, intitulée Peur et qu’il a peinte depuis Istanbul plus tôt dans l’année. A côté, une figure féminine dont le rouge à lèvres bave sur la toile est représentée avec un casque de soldat vissé sur le visage. «J’avais toujours peint autour des femmes et de la violence. Cette fois, j’ai réuni ces deux thèmes de prédilection dans mes œuvres. Le corps des femmes, objet de désir pour l’homme, y est traumatisé par l’effort de guerre et leur séduction s’efface comme le rouge sur la bouche de cette combattante», explique Tarek Butayhi, 31 ans, originaire de Damas et désormais Beyrouthin.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

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Chacun, à sa manière, a absorbé les souffrances provoquées par la guerre pour en tirer un message. «Je pense qu’il y a du beau derrière toute chose. J’ai donc peint une explosion en plusieurs séquences de couleurs différentes, chacune exprimant une émotion. La toile à dominance verte peut par exemple transformer l’effet d’une bombe en la magie d’un arbre qui pousse, de la vie qui reprend», explique Imad Habbab devant une effusion de points et de couleurs.

«La souffrance, il en faut derrière toute création, mais il y a aussi beaucoup d’énergie, de la puissance et un aspect brut. Tu en prends plein la figure devant leurs œuvres», s’enthousiasme Nino Azzi, le fondateur et directeur d’Artheum. Selon lui, l’intérêt porté aux artistes syriens au Liban a trois sources: «D’abord, leur exil dû à la guerre a permis de les découvrir. Mais il ne faut pas se mentir, l’art est aussi un marché. Les galeristes y ont vu une opportunité: en ce moment, l’art arabe est un bon investissement, même si selon moi, on devrait regarder avec ses yeux et non avec ses oreilles. Enfin, et surtout, les artistes syriens ont du talent, plus que les Libanais. Et ils sont moins égocentriques, ce qui m’a vraiment donné envie de leur donner de l’espace, quand Samer Kozah m’a parlé de son projet de Foire de l’art syrien à Beyrouth.»

UN MILLION DE REFUGIES
Samer Kozah, galeriste à Damas, s’est retranché dans la capitale libanaise pour rassembler les œuvres de 51 artistes contemporains syriens, faute d’avoir pu organiser la foire en Syrie. Car la plupart des artistes émergeants exposés à Artheum, issus de l’Ecole des beaux-arts de Damas, sont aujourd’hui installés au Liban. Certains ont esquivé le service militaire obligatoire, d’autres voulaient simplement fuir  le sifflement des balles et les mortiers qui explosent. Mais à l’instar du million de réfugiés syriens présents sur le territoire libanais, ils doivent se battre pour survivre.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

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Car si l’art du voisin a pignon sur rue à Beyrouth, l’afflux incontinent de Syriens fuyant la guerre est perçu comme une menace pour l’économie et la stabilité du pays. Fin septembre, Gebran Bassil, ministre de l’énergie et de l’eau du gouvernement libanais démissionnaire depuis plus de six mois, a jugé que la question des réfugiés est «la plus grande crise existentielle» que le Liban ait connue. «Il faut arrêter de recevoir des réfugiés, sauf cas exceptionnels», a-t-il insisté.

NOUVEAU DEPART
Deux jours plus tard, le président Michel Sleiman a déclaré que «certains des déplacés pourraient retourner dans des régions sûres en Syrie ou placés dans des camps à l’intérieur de leur pays». Pas de traitement de faveur pour les artistes: «J’ai dû prendre un travail de designer graphique, car la vie est beaucoup plus chère à Beyrouth», explique Anas Homsi, 26 ans. Khaled Al-Boushi, lui, fait des travaux de calligraphie pour survivre: «En mai 2013, la galerie beyrouthine Art Circle m’a organisé une exposition solo. Ils ne prenaient que 40% sur la vente de mes œuvres, c’était le meilleur prix. D’autres voulaient garder jusqu’à 50% (c’est la norme dans les galeries occidentales, ndlr). Pour l’instant, je n’ai rien vendu.»

Crédit photo : Emmanuel Haddad

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Maher Al Baroudi, sculpteur et peintre syrien de renom exposé à Artheum, rappelle que «depuis le début des évènements en Syrie, de nombreuses galeries ont ouvert à Beyrouth. Elles profitent aussi de l’afflux des jeunes artistes syriens pour leur proposer des contrats très à leur avantage.» Mais les artistes tirent néanmoins leur épingle du jeu. Outre l’opportunité de se faire un nom hors de leurs frontières, certains ont tout simplement eu la chance de vivre un nouveau départ: «J’ai rencontré mon épouse ici, c’est aussi pour ça que la vie est plus chère», rit Anas Homsi. Entre la guerre et l’amour, le jeune artiste a fait son choix.

 

Aley, la montagne de l’art syrien

«C’est une bonne idée, non? C’est mieux que d’être en Syrie, entouré par la guerre et les morts», dit Waleed Nizamy en défigurant son reflet dans la glace de la chambrette de la Résidence artistique d’Aley, où l’artiste peintre syrien vit depuis un mois. Originaire de Salamieh, ville située au nord-est de Homs, l’homme de 38 ans aux cheveux poivre et sel s’est enfui au Liban il y a quatre mois. Désormais, il est le vingt-cinquième artiste syrien à être hébergé gratuitement dans cette écurie rénovée perchée dans les montagnes, à une heure de route de Beyrouth. Seule exigence de la maison: chaque artiste doit laisser une de ses œuvres après le mois passé sur place.

«Quand j’ai voulu introduire les peintures de Waleed pour la Foire d’art contemporain syrien, une polémique a éclaté, car Samer Kozah trouvait ses tableaux trop érotiques. J’ai menacé de retirer tous mes artistes s’il refusait… Et il a cédé», sourit Raghad Mardini, la fondatrice de la Résidence. Cette radieuse ingénieure civile syrienne installée au Liban depuis 2008 a été engagée par le calligraphe Ziad Talhouk en 2011, pour restaurer cette écurie vieille de deux siècle et endommagée pendant la guerre civile. En mai 2012, une fois les travaux terminés, elle propose au propriétaire d’y accueillir un artiste syrien. Dix-huit mois plus tard, la bâtisse aux pierres apparentes arbore les 24 œuvres laissées par ses artistes de passage.

«LIBÉRER MON ÉNERGIE NÉGATIVE»
«Il a fui la Syrie, où l’on ne parle que de destruction, de massacres et de sharia, avec dans ses bagages cinq pièces provocantes mettant la femme à nu et au centre de son travail! Waleed porte un message de liberté», se passionne Raghad Mardini. Une femme nue avec une bouteille entre les jambes, une autre avec une tête de clown, les peintures pleines d’autodérision et de subversion de Waleed décorent la cheminée de la résidence, devant laquelle il fume une cigarette. «Salamieh n’est pas le pire endroit en Syrie, mais ça reste la guerre. Pas d’eau depuis trois mois, la peur en permanence. Je ne pouvais plus continuer à vivre là-bas», dit l’artiste, qui espère vendre ses œuvres dans les galeries beyrouthines, pour permettre à sa femme et ses deux filles de le rejoindre.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Raghad se dit redevable envers les artistes syriens: «L’art m’a aidé dans des moments difficiles de ma vie.» Depuis, elle remue ciel et terre pour faire connaître ses artistes, notamment en les exposant à la première Foire d’art contemporain syrien de Beyrouth, début octobre. L’un d’eux, Khaled Al-Boushi, se souvient de son passage à Aley comme d’un moment à part dans son processus créatif: «Soudain, je me suis mis à peindre des choses beaucoup plus crues et brutes, en utilisant du ciment, du métal et du sable. C’était une période où il pleuvait des bombes sur Damas, je me sentais trop loin de chez moi et je passais mes journées devant les informations. A Aley, j’ai peint quatre tableaux pour libérer mon énergie négative», explique le jeune artiste d’ordinaire plutôt minimaliste et abstrait.
Sculptures en fer forgé, en pierre ou en marbre, peintures abstraites ou figuratives, la diversité des formes et des contenus des œuvres créées sur place souligne la richesse de la scène artistique actuelle en Syrie: «Toute période de changement est propice à l’apparition d’une nouvelle vague artistique, estime Raghad Mardini. C’est le but de la résidence: rappeler que les Syriens ne sont pas que des numéros apposés sur des cercueils, pour paraphraser Waleed. Ils veulent continuer à vivre et à aimer. Et à travers l’art, ils délivrent des messages dont nous avons tous besoin pour comprendre la guerre en Syrie. Car nous sommes tous concernés.»

L’art syrien mondialisé 

Un gratte-ciel planté au cœur du luxueux front de mer de Beyrouth, une porte débloquée par un garde, un ascenseur à la lumière tamisée, une autre porte en verre et la galerie Ayyam s’offre enfin à la vue du visiteur. L’emplacement choisi par Khaled Samawi pour implanter son espace est aussi cossu que ses artistes ont la cote. Ex-banquier d’investissement en Suisse, ce Syrien grisonnant est revenu au pays en 2001 et a décidé cinq ans plus tard d’ouvrir une galerie d’art à Damas, en proposant d’accompagner la carrière de ses artistes. «Je n’ai pas révolutionné le marché de l’art syrien, j’ai simplement importé le management de carrière, pratique courante en Europe, mais qui n’existait pas dans le pays», explique-t-il, de passage par la capitale libanaise.

En 2010, l’artiste Youssef Abdelké, figure majeure du monde de l’art syrien, emprisonné pendant deux mois dans son pays en été 2013 pour son engagement contre le régime, dénonce Les fondements monétaires de l’esthétique céleste de Khaled Samawi dans le quotidien libanais Al-Safir. Il faut dire que l’homme a su exploiter les talents de sa carrière passée pour développer un véritable empire: outre Damas, on trouve désormais la galerie Ayyam à Londres, Dubaï, Djeddah (Arabie Saoudite) et Beyrouth.

KLIMT SUR UN IMMEUBLE
A la veille du lancement de l’exposition de l’artiste anglo-irakien Athier Mousawi dans sa galerie beyrouthine, Khaled Samawi revient sur son expansion: «Après le début de la révolution égyptienne en janvier 2011, j’ai décidé de quitter la Syrie pour Dubaï, qui était déjà au cœur de mon travail. Quand la révolution syrienne a débuté, j’ai emmené avec moi dix artistes syriens, ainsi que trois mille œuvres d’art. Ceux qui sont restés à Damas et qui vivaient en banlieue ont pu utiliser la galerie comme studio, avant que cela ne devienne trop dangereux.»

Une évolution hors sol positive pour l’expérimentation de l’art syrien: «J’expose toujours les mêmes artistes, mais leur œuvre a changé. Ils expérimentent davantage avec les changements qu’ils ont vécus; ils sont devenus plus conceptuels. Prenez Tammam Azzam et son Baiser de Gustave Klimt plaqué sur les immeubles détruits de Damas à l’aide de Photoshop. S’il est passé à l’art numérique, c’est d’abord parce qu’il n’a plus de studio. Il a dû réapprendre, se renouveler au gré des circonstances et son art en sort enrichi.» Le résultat est salué tant par le marché de l’art que par les réseaux sociaux, qui ont fait du Baisersyrien de Klimt l’une des icônes de la révolution.

La crise a-t-elle été une aubaine pour les artistes syriens? S’il s’accorde à parler d’opportunité, l’ex-banquier d’affaire s’empresse d’ajouter: «Mais à un coût énorme, vraiment très très élevé.» Khaled Samawi a pris dix artistes sous son aile et accepté de prendre en charge leurs démarches administratives et leur logement à Dubaï. Il reconnaît toutefois que certains artistes «sont peut-être incapables de créer, traumatisés par leur situation de réfugiés». Ou exploités par les galeries de leurs pays d’accueil? «Si jamais c’était le cas, ce serait toujours préférable à ne pas être exposés du tout. C’est aussi un moyen d’apprendre les trucs du métier», dit l’homme rompu à l’art du négoce. Et de conclure: «Il faut remercier la scène artistique libanaise d’avoir accepté de s’ouvrir aux artistes syriens.»

 

Article publié sur Le Courrier samedi 19 octobre 2013

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