Lesvos, l’île des migrants mineurs abandonnés
Après avoir débarqué au péril de leur vie sur l’île de Lesvos, 23 migrants mineurs non-accompagnés végètent dans un centre d’accueil abandonné par ses employés depuis six mois, faute de financement. Ils n’ont qu’une idée fixe : quitter la Grèce.
Dans le réfectoire, des croûtons de pain rassis gisent encore sur le sol. La pharmacie est fermée à clé, la cuisine aussi. Depuis que les employés du centre d’Aghiasos, dédié à l’accueil des migrants mineurs non-accompagnés, sont partis précipitamment en mars dernier, seul le directeur fait l’aller-retour deux fois par jour pour apporter la tambouille du midi et du soir. Le bâtiment, perché sur les hauteurs du village de montagne de l’île de Lesvos, est à l’abandon. Pourtant, vingt-trois jeunes y vivent encore, vingt Afghans et trois Congolais. « Au début, on recevait des cours de grec, on organisait des jeux, on s’amusait ! Mais depuis six mois, on a plus qu’Internet pour nous évader », explique Aziz, un Afghan au visage émacié, arrivé sur l’île de la mer Egée par bateau à 14 ans, depuis les côtes turques dont on aperçoit les silhouettes depuis Lesvos.
Une alternative à l’enfermement
Est-ce la crise qui est passée par là, fauchant le budget du ministère de la Protection des Citoyens, chargé du financement des centres pour migrants mineurs ? « Le gouvernement grec a tardé à mobiliser le Fond européen pour les réfugiés utilisé pour couvrir les dépenses de ces centres, qui hébergent actuellement quelques 400 migrants non-accompagnés », explique le médiateur de la République Hellène, précisant que « le ministre compétent a annoncé que le problème allait bientôt être résolu. »
Dès 2009, la multiplication de ces centres spécialisés était pourtant appelée des vœux du directeur de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) en Grèce, pour répondre au flux croissant de mineurs isolés, passés par la Turquie pour rejoindre la Grèce, porte d’entrée de l’Union européenne. Pour Giorgos Tsarbopoulos, le centre d’Aghiasos était cité comme un modèle du genre, afin d’éviter que les mineurs ne soient enfermés dans les mêmes conditions que les adultes, dans les centres de rétention, où ils peuvent passer jusqu’à 12 mois selon la loi hellène.
A l’instar de celui de Samos, l’île grecque la plus proche de la Turquie, à 7 heures de bateau au Sud de Lesvos. Mardi 20 août, une cinquantaine de migrants attendent dans le port de Vathi, sa capitale, le prochain navire à destination d’Athènes. Ils viennent de passer un mois et demi dans le centre de rétention de l’île et se plaignent de la nourriture, « que des spaghettis », de l’enfermement et du traitement des gardiens. La plupart sont des gosses. Tel Reyshad et Anouar*, qui montrent leurs téléphones sans batterie et sans carte SIM, leurs pantalons sans ceinture, parce que les gardiens du centre ont tout gardé. Après autant de jours sans loisir, leur premier réflexe est de danser et de se jeter dans l’eau de la Méditerranée.
Pris au piège
Serge, Abedi et Junior ont eu la chance d’éviter le même sort. Ces trois Congolais vivent dans le centre d’Aghiasos depuis six mois pour les deux premiers, deux ans pour Junior. Mais ils se sentent pris au piège : « Quand on ne fait rien, la tête a le temps de ressasser les mauvais souvenirs », explique Serge, 17 ans, sans nouvelles de sa famille restée à Kinshasa. Aghiasos était pourtant une aubaine pour eux. « A Athènes, c’était dur. Du jeudi au dimanche, je faisais la queue pour obtenir le statut de demandeur d’asile. Nous étions des centaines, mais la police en choisissait une dizaine par jour. J’ai attendu six mois sans résultat. Je vivais dans la rue. Alors quand on m’a proposé de venir ici, j’ai accepté », explique Abedi, 17 ans, qui a fui le Nord-Kivu, la région la plus meurtrière de RDC.
Désormais, leur seul but est de faire le trajet inverse, direction Athènes et, peut-être la France, la Belgique ou la Scandinavie. « En novembre, les vieux du village recrutent des bras pour la récolte des olives. Il y a un banc où, si on s’assied, ils savent qu’on cherche du travail. On espère se faire assez d’argent pour pouvoir quitter Lesvos. Après on verra. Tout est dans les mains de Dieu », philosophe Junior. Il rêve de rejoindre les quarante autres migrants du centre qui ont déjà rejoint Athènes, voire la France ou le Danemark. Lors de leurs conversations sur Skype, ils lui vantent les mérites de leurs nouvelles destinations. « On veut juste quitter ce pays », souffle Serge.
Car le temps presse. Junior est chef de famille depuis que ses parents sont décédés. Ses deux frères et sœurs comptent sur lui à Kinshasa : « Je ne pense qu’à ça », dit-il en piétinant dans les rues d’Aghiasos, où il dénonce le racisme chez certains villageois. Aziz, lui, n’attend plus rien. Parti d’Iran pour trouver une solution à la maladie génétique de ses frères, il n’a pas su les aider à temps. « Ils sont morts », lâche-t-il. L’absence de travail en Grèce, où 27% de la population est au chômage, et la lenteur de la procédure d’obtention du droit d’asile, ont eu raison de ses efforts.
Retour volontaire, la seule issue ?
Pour Daniel Esdras, directeur de l’Organisation Internationale des Migrations en Grèce, « le seul geste humanitaire que l’on puisse faire pour ces migrants est de les aider à retourner chez eux, dans des conditions dignes. » Affirmant que malgré ce qu’ils déclarent, les migrants résidant à Aghiasos ne sont plus mineurs après y avoir passé plusieurs années, il évoque la solution du retour volontaire proposé par l’OIM, auquel 15 000 migrants ont déjà adhérés. « Sans être forcés », précise-t-il. Selon lui, « le problème est que les migrants ne font pas la demande d’asile en Grèce car ils veulent rejoindre d’autres pays européens. En même temps, ils restent bloqués car les frontières sont très surveillées, et ils ne bénéficient pas des avantages du statut de réfugié. »
Ni Junior, ni Serge, ni Aziz ne comptent demander l’asile en Grèce. D’une part, ils savent qu’avec la convention Dublin II, ils ne pourraient plus obtenir l’asile dans un autre pays européen ; de l’autre, ils savent que la Grèce a le taux de reconnaissance du statut de réfugié le plus faible de l’UE. Reste à savoir si les trois Congolais et les vingt Afghans du centre d’Aghiasos, qu’ils soient mineurs ou non, accepteront de rentrer dans leurs pays, en proie à la guerre et à la pauvreté, ou s’ils tenteront de passer à travers les mailles du filet pour rejoindre l’Europe. « Et oui, rit Junior, parce que la Grèce, c’est l’Afrique ! »
*Les prénoms ont été modifiés
Un centre ouvert qui marche ? Mieux vaut le fermer
A Lesvos, policiers et citoyens ont officieusement mis en place un centre d’accueil ouvert pour les migrants sans papiers, faute de centre de rétention. Problème, ça a trop bien marché.
« Il ne fallait pas mettre à mal toute la politique de l’Union européenne et de la Grèce en faveur de l’enfermement des migrants. Des millions d’euros sont dépensés pour construire des centres de rétention et nous avons réussi à accueillir 140 migrants sans argent. C’était gênant. » Anthi est institutrice à Lesvos. A l’automne 2012, elle participe à la création du « village des tous ensembles », une coordination des associations de solidarité de l’île, créée pour faire face aux dégâts causés par la crise. En novembre, l’île voit débarquer sa première mission : des dizaines de migrants débarquent sur l’île, dont beaucoup fuyant la guerre en Syrie. La construction d’une clôture de 12 km en été 2012, le long de la frontière gréco-turque située sur le fleuve Evros, n’a pas tari le flux des migrants clandestins vers l’Europe. Il s’est juste déplacé vers le Sud : entre août et décembre 2012, 3280 personnes ont été arrêtées après avoir traversé la frontière par la mer, vers les îles de Lesvos, Samos, Symi ou Farmkonissi. Ils étaient 65 pendant les sept premiers mois de l’année.
Du camp de vacance aux tentes du port
Faute de place dans ses cellules, la police de Lesvos, débordée, laisse les migrants errer sur les places publiques. « Nous avons proposé à la mairie de réquisitionner Pikpa, un camp de vacances pour enfants, afin de les héberger. Au début, ils n’étaient que 45. En décembre, 140 migrants y résidaient, le temps d’obtenir leur carte blanche (document signifiant l’obligation de quitter le territoire sous 30 jours, ndlr) des mains de la police afin de pouvoir quitter l’île », poursuit Efi Latsoudi, bénévole aux côtés d’Anthi et désormais à Médecins du Monde. L’université, les Eglises, les bars, tout le monde met la main à la pâte pour nourrir les nouveaux arrivants. Sur place, les médias étrangers parlent de la solidarité entre citoyens grecs et migrants à Pikpa. Peu après, la police de Lesvos reçoit l’ordre de fermer le camp. Pour les bénévoles, pas de doute, il n’est pas de bon ton d’accueillir 140 migrants sans dépenser un sou et de les laisser libre de leurs déplacements. Car depuis 2011, la Grèce a reçu de l’UE 98,6 millions d’euros du Fond de retour, 132,8 millions d’euros du Fond des frontières extérieures et 19,95 millions d’euros du Fond européen pour les réfugiés. La majorité est destinée à empêcher tout déplacement de migrant sans papiers.
Malgré l’aide européenne, les autorités n’arrivent pas à faire face au flux de migrants. Après la fermeture de Pikpa, les migrants sont stockés sur le port, sous des tentes de fortune. Le « village des tous ensembles » reçoit l’appel à l’aide des gardes côtes pour leur apporter à manger. Le réseau est divisé. « Ça revient à légitimer l’enfermement illégal au port », estime Anthi. « Je passe devant tous les jours, je ne peux pas les laisser jeûner », répond Lena, une bénévole. Au final, chacun fait selon sa conscience.
De la rétention au premier accueil
Le 10 août, une nouvelle émeute éclate dans le centre de rétention d’Amygdaleza, en périphérie d’Athènes. Des migrants s’échappent et la police entame une « chasse à l’homme » selon les médias étrangers. C’en est trop pour Syriza, la coalition de la gauche radicale, qui demande alors « la fermeture immédiate de ces centres de détention infernaux, et l’ouverture de centres d’accueil et d’hospitalité qui puissent assurer des conditions de vie décentes et un jugement individuel pour les immigrants et les réfugiés ayant droit à une protection internationale. » Une solution que les habitants de Lesvos connaissent bien, pour l’avoir instaurée à Pikpa.
Mais dans le cadre de la réforme du plan sur la migration et l’asile votée en décembre 2012, la solution retenue par le gouvernement est l’ouverture d’un centre de premier accueil, en septembre 2013. Un progrès, par rapport au bitume ardent du port de Lesvos. Mais chez les membres du « village des tous ensembles », le sourire des migrants hébergés dans les cabanes en bois de Pikpa reste marqué dans les mémoires, comme le signe d’une conciliation possible entre immigration et solidarité.
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