Mali: un accaparement de terres qui ne dit pas son nom
Deux villages de cultivateurs de mil de la zone de l’Office du Niger résistent tant bien que mal à la privatisation de leurs terres par une société agroindustrielle.
Saou, petit hameau malien de quelque mille âmes situé dans la zone de l’Office du Niger (ON), à 280 km de Bamako, ressemble à un village fantôme. Depuis l’implantation de la société Moulin moderne du Mali (3M) sur leurs terres il y a trois ans, ces cultivateurs de mil de père en fils, la céréale qui nourrit la région, restent les bras croisés et la boule au ventre. «Modibo Keita (PDG de 3M, ndlr) a pris nos meilleures terres et y a détruit tous les baobabs, les karités et les tamarins! On n’a plus de route pour se rendre à Sanamadougou depuis qu’il a creusé un canal pour alimenter ses pivots. Un jeune est mort en tentant de le traverser à la nage. Et puis il y a toujours des gendarmes. Que tu sois jeune ou vieux, homme ou femme, si tu essaies d’aller travailler la terre, ils vont te rouer de coups!», explique le vieux chef du village, assis sur une peau de mouton.
Faveurs pour les uns…
Saou et Sanamadougou, deux villages adjacents qualifiés d’«irréductibles» par le directeur général adjoint de l’Office du Niger, l’entreprise publique à caractère industriel et commercial chargée de gérer les quelque deux millions d’hectares de terres irrigables de la zone de l’ON créée en 1932 par les colons français. «Il y a eu des compensations: l’aménagement d’un hectare de terre irriguée pour 10 hectares de terres et l’octroi de 400 hectares de terres irriguées à M’Bewani. Tous les villageois sont allés là-bas. Seule une partie d’irréductibles refuse toujours la réalité: l’arrivée de Modibo Keita et ses investissements profitent aux populations locales», assure Boubacar Sow depuis son bureau à Ségou.
Le rôle de l’Office du Niger est, selon lui, «de faire de la publicité pour attirer des investisseurs privés, car l’Etat n’a pas assez de moyens pour aménager ces terres». La Convergence malienne contre l’accaparement des terres (CMAT), qui regroupe cinq organisations paysannes locales, voit derrière cette «publicité» une manière de brader les terres aux sociétés agroindustrielles, auxquelles l’on accorde des baux emphytéotiques pouvant aller jusqu’à nonante-neuf ans, avec des exonérations d’impôts sur les bénéfices et un accès prioritaire à des ressources limitées en eau.
En face, les petits exploitants peuvent se faire expulser chaque année de leurs champs, en cas de non-paiement de la redevance d’eau ou de mise en valeur insuffisante des terres. Pourtant, les 50 000 exploitations familiales de la zone fournissent 60% du riz consommé au Mali, dans un pays en proie à l’insécurité alimentaire.
«Ces terres n’étaient pas travaillées»
«Vous n’allez pas parler d’accaparement des terres?» demande Boubacar Sow. Car selon lui, l’action en justice entamée le 23 février 2012 par les «irréductibles» pour faire arrêter les travaux de Modibo Keita est absurde: «Ces terres n’étaient pas travaillées! La culture du mil est une culture archaïque. L’Office cherche à sécuriser la population en passant de cultures dépendantes de la pluie à des cultures irriguées.»
Pas d’accaparement donc, mais une sécurisation. Pourtant, les deux villages assurent que le bail de 7400 hectares octroyé à la société 3M en août 2009 est situé à 30 km de leurs terres. Et quand on demande aux adultes réunis autour du chef de village de Saou s’ils ont reçu les compensations évoquées par Boubacar Sow, un même sourire entendu éclaire tous les visages: ils n’ont rien vu passer, excepté Modibo Keita, venu leur proposer de l’argent et des motos en échange de leurs terres, ce qu’ils ont refusé.
L’excuse djihadiste
Direction Sanamadougou. Après un détour de plusieurs kilomètres le long du canal, une moto de gendarmerie débute une course poursuite jusqu’au village, puis ses passagers débarquent dans la cour du chef de village, armés d’une kalachnikov. «Nous sommes là pour protéger les terres de Modibo Keita. Il pourrait s’agir de membres du MUJAO (une des milices djihadistes opérant au Mali, ndlr)», dit celui qui a tenté de pousser deux paysans en pleine course. Depuis trois ans, de cultivateurs, les villageois de Sanamadougou sont devenus des menaces. A la suite des affrontements le 18 juin 2010, trente et un d’entre eux ont été arrêtés pour avoir essayé de se rendre sur leurs terres. Aujourd’hui, personne n’a oublié: un villageois sort la «une» d’un journal local montrant son visage ensanglanté; une femme assise à ses côtés confie avoir fait une fausse couche à la suite des coups reçus par les forces de sécurité.
Procès retardé
Le 22 mars 2013, le ministre de l’Administration territoriale a adressé au gouverneur de Ségou une lettre demandant à Modibo Keita d’arrêter «son avancée sur les champs villageois et d’évacuer ceux déjà occupés illégalement». Sur place, rien ne transparaît de cette volonté politique. Au tribunal voisin de Markala, le délibéré de la plainte déposée par les deux villages vient d’être repoussé une énième fois. Un an et demi après le début du procès, beaucoup de bras valides ont déjà dû quitter les villages pour aller gagner leur vie à Bamako.
Droit coutumier versus «colonialisme juridique»
La reconnaissance du droit coutumier est au cœur du conflit foncier entre Saou, Sanamadougou et la société 3M. «Nos pères, nos grands-pères et nos arrière-grands-pères cultivaient déjà le mil sur ces terres, bien avant l’arrivée de l’Office du Niger (ON)», témoignent les villageois de Sanamadougou. «Les terres étaient inhabitées quand l’ON a commencé ses prospections dans les années 1920. Donc toutes les terres ont été immatriculées au nom de l’Etat», répond Boubacar Sow, le directeur général adjoint de l’Office du Niger. Selon l’article 43 du Code foncier malien, «les droits coutumiers exercés collectivement ou individuellement sur les terres non immatriculées sont confirmés.» Si les deux villages apportent la preuve de leur existence avant l’immatriculation des terres de l’ON par l’Etat, ils pourraient remporter leur procès contre Modibo Keita, qui a reçu son bail par l’intermédiaire de l’ON, et faire jurisprudence.
Une existence plausible selon Amandine Adamczewski, chercheuse au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), qui affirme que, si «la zone de l’ON était très peu peuplée, certains villages, à droite de la route qui va au projet GDCM (ancien nom de la société 3M, ndlr), existaient déjà avant l’arrivée des colons et les paysans y pratiquaient la culture de mil et l’élevage.»
Pour le socio-ethnologue malien Hamidou Magassa, «déclarer les terres de l’Office du Niger vacantes, c’est une forme de colonialisme juridique. Les cultivateurs ont toujours été présents, avec des dynamiques de développement riches, le mil étant à la base de la culture bambara. Le problème tient au manque de reconnaissance tant du droit coutumier que du développement traditionnel. L’ON préfère attendre l’argent des bailleurs de fonds ou des investisseurs privés.»
Hamidou Magassa rappelle d’ailleurs que les colons français ont eu recours au travail forcé des Maliens pour aménager les routes et les barrages de l’Office du Niger. Les témoignages qu’il a réunis dans une enquête* évoquent la violence quotidienne, les morts de fatigue et jusqu’aux «personnes qu’on entassait les unes sur les autres comme des troncs d’arbre, et derrière eux on mettait de la terre pétrie et du bois pour arrêter l’eau.» Selon lui, «Saou et Sanamadougou réactivent la relation qui a précédé la naissance même de l’ON.»
Mais, à l’instar des organisations paysannes, le chercheur ne nie pas l’utilité des investissements étrangers face au manque de moyen de l’Etat malien: «Le projet Millénium Challenge Account, financé par les Etats-Unis, qui s’étend sur 5000 hectares et concerne 954 familles au sein de l’Office du Niger, a une approche plus constructive: la direction du projet est aux mains de deux ONG maliennes, Nyeta conseils et G-Force. Les personnes déplacées ont été relogées et des infrastructures sociales ont été construites. Un développement intégré n’est donc pas impossible.»
* Papa-commandant a jeté un grand filet devant nous, L’Office du Niger, 1902-1962, Hamidou Magassa, édition François Maspero, Paris, 1978
Ce reportage a été pulié le 25 juin 2013 sur le journal suisse Le Courrier.
Réagissez, débattons :