Journalistes syriens: permis de tuer et urgence de soigner
Les journalistes syriens sont victimes d’attaques constantes. Une ONG soutient les reporters blessés pour qu’ils poursuivent leur mission, indispensable face aux propagandes.
«Raed était certain que Hayat Tahrir el-Sham [HTS, ex-Front al-Nosra, branche d’Al Qaeda en Syrie] voulait le tuer. Il recevait des menaces de mort quotidiennes.» Ali al-Dandoush était assis à l’arrière du véhicule conduit par Raed Fares, fondateur de Radio Fresh à Kafranbel, dans la province d’Idlib, lorsque des hommes cagoulés et armés sont descendus d’un van pour vider leur chargeur sur l’activiste médiatique le plus connu de la dernière région échappant au contrôle du régime syrien. L’enquête du Réseau syrien des droits humains a conclu que les assassins étaient membres de HTS, groupe djihadiste qui contrôle plus de 60% d’Idlib [au moment de l’écriture de l’article, HTS ne s’était pas encore emparé de l’ensemble de la province d’Idlib, ndlr] et avait déjà emprisonné et blessé Raed Fares auparavant. C’était le 23 novembre 2018, une année où onze journalistes syriens ont péri dans l’exercice de leur métier. Au cours des six premières années du conflit, Reporters sans frontières a comptabilisé 211 journalistes tués en Syrie.
Aujourd’hui, l’écrasante majorité des journalistes syriens indépendants qui continuent leur activité en Syrie se sont formés sur le tas. Ils travaillent en freelance et cumulent des publications dans les médias locaux et internationaux. Le plus souvent, ils ne bénéficient pas de couverture sociale, bien qu’ils travaillent en zone de guerre. Que se passe-t-il quand ils sont enlevés et torturés, atteints par une balle perdue ou des éclats d’obus?
Livrés à eux-mêmes
L’Association de soutien aux médias libres (ASML/Syria) a posé la question à une cinquantaine de journalistes blessés. «Nous avons pu établir que 70% d’entre eux ont dû cesser toute activité professionnelle, les laissant sans ressources. Parmi eux, nombreux sont ceux qui risquent des séquelles permanentes, si ce n’est pire, s’ils ne reçoivent pas une aide médicale imminente», a découvert l’ONG franco-syrienne.
Après avoir soutenu la création de l’agence Smart News, qui déploie quarante correspondants sur tout le territoire syrien, l’ASML/Syria a lancé le programme «Journalistes en danger» pour apporter un soutien médical et financier aux reporters blessés et, une fois guéris, les aider à retrouver un emploi. «Depuis octobre 2018, nous sommes venus en aide à dix journalistes blessés», explique Emeline Hardy, membre de l’ONG. «L’idéal est d’obtenir un transfert hospitalier en Turquie, car les structures médicales locales sont souvent insuffisantes.»
La plupart des journalistes qu’ils soutiennent sont basés à Idlib, où ils ont été déplacés de force après le siège de leur région d’origine par l’armée syrienne. A 25 ans, Taym Syoufi a déjà vécu le pilonnage systématique de sa ville natale, Douma, capitale de la Ghouta orientale à l’est de Damas, la famine et la prédation des soldats syriens comme des brigades concurrentes qui se partageaient la zone rebelle. Activiste médiatique, il a tout documenté, au risque de sa vie: «Je refusais de travailler pour une brigade particulière, comme le faisaient d’autres activistes médiatiques. Je n’écoutais jamais les sources militaires en cas de combat ou de bombardement, je demandais toujours aux gens sur place. C’est pour les civils que nous avons pris la caméra, pour porter leur voix que nous avons travaillé dans les médias. En tant que journaliste neutre, j’étais confronté à de nombreux risques, le plus gros était l’enlèvement», témoigne-t-il au Courrier via l’application WhatsApp.
C’est finalement une balle reçue au-dessus du cœur qui l’a stoppé dans son élan: «A Idlib les hôpitaux publics sont mauvais, donc je dois consulter des médecins spécialisés. Ce mois-ci, j’ai déjà consulté cinq médecins différents. Sans le soutien financier de l’ASML/Syria je ne pourrais pas me soigner», dit-il. Jusqu’à présent, Taym n’a pas obtenu le permis nécessaire à un transfert hospitalier en Turquie.
Débusquer les fausses infos
Bilal Saryoul, lui, a reçu des soins dans un hôpital turc après avoir été enlevé et torturé par un groupe rebelle supplétif d’Ankara dans la ville d’Afrin. «Ils m’ont torturé pendant quatre jours parce que je prenais des photos dans une zone qu’ils jugeaient sécuritaire. Une campagne internationale de soutien m’a permis de m’en sortir vivant et ils m’ont amené en Turquie pour être soigné.»
Torturé par un groupe rebelle, un comble pour cet activiste médiatique de 25 ans qui n’a eu de cesse de documenter les crimes perpétrés par l’armée syrienne contre les civils de la Ghouta: «Tout ce que l’on voyait et décrivait, on entendait l’inverse le soir même sur les ondes contrôlées par le régime», se souvient-il.
Car outre les bombardements et les enlèvements, les journalistes sont confrontés à un ennemi plus insidieux: les fausses informations. Une arme de guerre manipulée aussi bien par le régime syrien que par ses opposants, affirme Ahmad Primo, cofondateur de la plateforme Verify, basée en Turquie, qui s’attèle à débusquer les fausses informations des deux camps: «La guerre électronique est menée des deux côtés. D’une part, le régime a manié le mensonge par omission, les fake news, et a mobilisé l’armée syrienne électronique pour hacker les informations compromettant sa version du conflit. De l’autre, les médias dit alternatifs, ou d’opposition ou révolutionnaires, diffusent aussi de nombreuses fausses informations.»
«Tous les camps ont recours aux fake news: au final, ils ne veulent que des informations qui les arrangent», résume Taym Syoufi. De quoi le convaincre encore plus de son rôle: «Malgré ma blessure, je veux rester en Syrie pour continuer à porter les voix syriennes.»
La campagne de crowdfunding d’ASML/Syria pour les journalistes syriens en danger
L’information en détention
Jamal a été arrêté le 5 février 2013 et, après trois mois d’interrogatoires sous torture dans un centre de détention des services de renseignement, il a été transféré dans une prison, puis une autre, d’où il a été libéré fin juin 2018, après avoir soudoyé toute la chaîne judiciaire. «C’est un vaste marché noir», témoignait-il depuis sa cellule à son ami Majd, réfugié en Allemagne, grâce au téléphone qu’un pot-de-vin mensuel à l’un des gardiens de prison lui a permis de conserver durant toute sa détention.
Jamal venait d’être diplômé en journalisme quand le soulèvement s’est déclenché en mars 2011. Sa première grande enquête, c’est en prison qu’il l’a menée, envoyant des images et des vidéos à Majd, sous l’œil de la réalisatrice de documentaire allemande Elke Sasse, qui l’a inclus dans The War On My Phone, Lifeline to Syria (La guerre depuis mon téléphone, ligne de vie vers la Syrie). Jamal, qui souffre de diabète, y décrit les coups et la torture, la cellule surpeuplée avec 32 détenus, et le combat psychologique pour ne pas perdre espoir.
Le Réseau syrien des droits humains dénombre 82 000 disparus depuis le début du conflit syrien en 2011, auxquels s’ajoutent des centaines de milliers de détenus, dont Jamal a partagé le quotidien pendant cinq ans. «Ici, il y a toutes sortes de détenus: des ingénieurs, des journalistes, des médecins… Beaucoup de gens éduqués. Ils sont tous enfermés depuis au moins cinq ans», témoignait-il au Courrier via WhatsApp pendant sa détention. Amnesty International a documenté l’horreur de «l’abattoir humain» de la prison de Saydnaya, où l’ONG estime que 13 000 personnes ont été pendues après avoir été torturées.
Selon le témoignage de Jamal, le reste du système carcéral syrien n’est pas exempt de violations des droits humains: «Cette semaine, outre mon ami, un autre détenu est mort il y a deux jours. Le manque de respect de la santé des détenus nous a poussés à lancer une grève de la faim. C’est simple, quiconque descend voir le médecin est considéré comme un menteur. C’est ce qui est arrivé avec mon compagnon de cellule, alors qu’il souffrait du cœur et a fini par mourir d’une crise cardiaque», nous disait-il en avril 2018.
Malgré sa libération fin juin, Jamal était toujours sur la liste des personnes recherchées et, se sentant en danger, il a fui la Syrie en octobre, avec comme seul bagage une vie à reconstruire.
Articles publiés le 17 février dans le journal suisse Le Courrier
Réagissez, débattons :