Le spectre des barils toxiques

Les élections législatives libanaises du 6 mai dernier ont consacré la victoire du camp pro-Hezbollah. Présentées en marge des grandes formations communautaires, les listes pluralistes issues de la société civile n’ont pas obtenu les résultats que leurs multiples mobilisations en faveur de l’environnement laissaient entrevoir. Le problème de la collecte et du traitement des déchets demeure.

Une aube encore chargée d’orage se lève sur le tapis d’immondices qui recouvre la plage de Zouk Mosbeh, au Nord de Beyrouth. Cet énième désastre écologique et sanitaire déclenche les sempiternelles polémiques politiciennes. Pour les uns, les ordures qui s’étendent à perte de vue ont été charriées par les cours d’eau en provenance des villages de montagne contrôlés par le parti chrétien Kataëb. Pour d’autres, prompts à critiquer les autorités gouvernementales, la mer n’a fait que régurgiter les détritus de la décharge de Bourj Hammoud, dans la banlieue nord-est de la capitale. Un dépotoir sur le bord de mer dont le réaménagement en cours est pourtant censé résoudre la crise des ordures que connaît le pays depuis plusieurs années.

«En réalité, les déchets proviennent autant des vallées montagneuses souillées par les municipalités que de la décharge côtière construite à la va-vite et dont les rejets dérivent en mer », tranche Mme Joslin Kehdy, fondatrice de Recycle Lebanon, une initiative citoyenne destinée à coordonner les actions en matière de protection de l’environnement. Ex-blogueuse culinaire à Londres, elle a tout lâché pour participer au mouvement social Tala’at rihatkoum (« Vous puez »). Celui-ci a été lancé en août 2015 pour dénoncer l’incurie politique que traduisait l’accumulation de tonnes d’ordures pourrissant alors sous les fortes chaleurs estivales. Près de sept mois après des manifestations de grande ampleur, souvent réprimées par la force (1), le gouvernement avait fini par approuver un plan d’urgence prévoyant l’aménagement de trois décharges côtières dans la région de Beyrouth, la valorisation énergétique des déchets par l’incinération, ainsi que la décentralisation de leur gestion.

Cette plage de Zouk Mosbeh, Mme Kehdy la nettoie chaque week-end depuis décembre 2015 avec un groupe de bénévoles. Et, à chaque intempérie, les immondices resurgissent. Un travail de Sisyphe, auquel tout défenseur de l’environnement est confronté, mais qui ne décourage pas la mobilisation. Partout, des citoyens mettent en place des solutions concrètes et durables. Créée en même temps que Recycle Lebanon, la jeune société Recycle Beirut trie et recycle cent tonnes de détritus chaque mois en employant des réfugiés syriens. De son côté, M. Ziad Abichaker, directeur de Cedar Environmental, a mis en place un système zéro déchet — de l’organique au plastique, toutes les ordures sont recyclées dans la ville de Beit Mery — qu’il s’efforce de diffuser dans le reste du pays. Pour eux, plus question d’attendre que la classe politique trouve une solution à ce problème dont les causes remontent à la guerre civile (1975-1990).

Concentration élevée de dioxine
À cette époque, deux dépotoirs sauvages sont improvisés le long du littoral de la capitale : la décharge Normandy, du nom d’un hôtel de luxe situé à proximité, et celle de Bourj Hammoud, un ancien camp de réfugiés arméniens ayant fui le génocide de 1915 devenu un quartier à part entière. Tout y est jeté, des carcasses de voiture aux batteries usagées, en passant par les déchets médicaux. Au sortir du conflit, la décharge Normandy est remblayée par la Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth (Solidere), fondée en mai 1994 à l’initiative du premier ministre de l’époque, l’homme d’affaires Rafic Hariri (2). Dans la confusion de l’après-guerre, celle de Bourj Hammoud demeure ouverte jusqu’à la fin des années 1990. Cette montagne d’ordures haute de près de quarante-cinq mètres — l’équivalent d’un immeuble de quinze étages — est officiellement fermée en 1997. À cette date, le ministre de l’environnement Akram Chehayeb lance un plan d’urgence de sept ans pour remplacer le dépotoir sauvage par une décharge sanitaire située à Naameh, au sud de Beyrouth. En attendant, la montagne de Bourj Hammoud demeure intacte. C’est là que seront jetés en 1987 un nombre indéterminé de barils de couleur bleue chargés de matières toxiques. Selon un rapport de l’organisation Greenpeace, cette année-là, « 15 800 barils de différentes tailles et 20 conteneurs de déchets toxiques ont été exportés illégalement d’Italie au Liban. Des hommes armés de la milice de droite Forces libanaises ont dissimulé l’opération, soudoyés avec une partie de la somme payée par une société italienne à des commerçants libanais (3) ». À l’époque, ces tonneaux sont disséminés dans tout le pays, dans des usines ou des carrières. Et certains atterrissent dans les décharges. Le rapport révèle aussi que, face au tollé provoqué par cette affaire, le gouvernement italien a certes ordonné la récupération de tous les déchets, mais que « seuls quelque 5 500 barils ont été chargés sur quatre bateaux au port de Beyrouth entre 1988 et 1989. (…) Plus de 10 000 barils et le contenu de plusieurs conteneurs sont restés au Liban ou ont été jetés le long de ses côtes ».

Commandé en 1988 par le ministère de la santé libanais, un rapport rédigé par trois scientifiques — Pierre Malychef, Wilson Rizk et Milad Jarjoui — est catégorique : des centaines de ces fûts contiennent une concentration élevée de dioxine, une substance létale ; d’autres sont remplis d’un produit explosif, la nitrocellulose, ou encore de métaux lourds hautement toxiques, comme le mercure, l’arsenic, le plomb ou le cadmium. Cette année-là, la baignade est interdite au Liban. L’Organisation maritime internationale rapporte en 1990 que certains tonneaux ont été vidés de leur contenu dans la nature, repeints et vendus à des bars et à des restaurants pour stocker de la nourriture ou de l’eau potable. D’autres ont été vendus à des usines qui les ont déversés dans les vallées ou brûlés en plein air, selon un rapport des services de renseignement de l’armée. Le reste a été entreposé essentiellement dans la carrière de Chnanir, dans la région du Kesrouan, ou jeté dans la décharge de Bourj Hammoud et le long de la côte située au nord de Beyrouth, selon le rapport du président du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR).

Dans la nuit du 29 août 1994, les habitants d’un village du Kesrouan empêchent des officiels du ministère de l’environnement de jeter dix-neuf barils dans une carrière proche du fleuve d’Abraham. Le ministre de l’environnement de l’époque, M. Samir Mokbel, moque l’« hystérie » de l’opinion publique et affirme, étude à l’appui, que ces fûts sont inoffensifs. Mais, au même moment, Greenpeace obtient l’autorisation d’en prélever des échantillons et révèle qu’ils contiennent les mêmes produits toxiques que ceux venus d’Italie, ce qui laisse supposer qu’ils faisaient partie des 15 800 barils importés en 1987. Une nouvelle enquête est ouverte. Les services secrets de l’armée découvrent que plusieurs employés du ministère de l’environnement figurent parmi les commanditaires de l’affaire des barils italiens. Deux proches conseillers de M. Mokbel démissionnent début février 1995, et celui-ci est évincé du gouvernement lors d’un remaniement ministériel en juin de la même année.

Reste alors à condamner les responsables de ce crime environnemental. Surprise : en février 1995, le procureur Saïd Mirza, chargé de l’enquête, inculpe le docteur Pierre Malychef, accusé de faux témoignage pour avoir déclaré à la télévision que les déchets toxiques étaient éparpillés dans tout le pays. Les importateurs des barils voient les charges qui pèsent contre eux abandonnées. Le franc-parler du docteur Malychef lui aura valu en tout deux semaines derrière les barreaux, de nombreuses menaces et, deux fois, le plastiquage de sa pharmacie. Alors ministre chargé des déplacés, M. Walid Joumblatt — cité dans le rapport de Greenpeace — dénonce l’inculpation à sa manière : « Il y a des barils sur terre et dans la mer. Le Liban, comme tous les pays du tiers-monde, est un dépotoir. (…) Les autorités ont arrêté le docteur Malychef parce qu’il a osé parler des faits. »

Le spectre des barils bleus resurgit en mars 2016, après l’adoption par le conseil des ministres du plan d’urgence proposé par M. Chehayeb, désormais ministre de l’agriculture. Ce programme prévoit notamment de faire de la montagne de Bourj Hammoud la matière première d’un remblai destiné à accueillir deux des trois décharges côtières des environs de Beyrouth, où seront entreposées 1,4 million de tonnes de nouveaux déchets en quatre ans. Dans les faits, les ordures ont été chargées cahin-caha dans des dizaines de camions à benne et déversées en pleine mer Méditerranée par la société Khoury Contracting. Le 13 juin 2017, après plusieurs manifestations de pêcheurs locaux soutenus par des associations écologistes, le ministre de l’environnement Tarek Khatib l’admet face à la caméra (4) : « Ces déchets devaient être jetés dans la mer, mais il était censé y avoir un brise-lames. Il y a eu une violation du cahier des charges », dit-il, avant de promettre de faire son possible pour que les pêcheurs soient indemnisés. Pour vérifier l’absence de substances dangereuses dans cet amas vieux de trois décennies, le Conseil national de la recherche scientifique (CNRS) libanais doit effectuer régulièrement des tests. Contacté, l’organisme de recherche, qui dépend du conseil des ministres, n’a pas souhaité dévoiler ses résultats. Il a également refusé de partager avec l’association Saha Ouladna (« la santé de nos enfants ») son étude sur la qualité de l’eau sur le littoral du Liban pour l’année 2017. « La loi oblige pourtant le CNRS à diffuser ces informations », commente Samar Khalil, membre de cette association et directrice de la sécurité environnementale et chimique à l’Université américaine de Beyrouth. De son côté, Elias Azzi, chercheur spécialisé en gestion des déchets à l’Institut royal de technologie de Stockholm, assure : « Il n’y a pas eu d’analyse récente et scientifiquement valable des déchets de Bourj Hammoud qui pourrait attester leur non-toxicité. Si pollution chimique il y a, on peut être sûr qu’une partie des produits dangereux s’est déjà écoulée dans la mer au fil des ans, et le remblai ne fait qu’aggraver les choses. »

Wilson Rizk est le dernier survivant du trio de scientifiques qui avait enquêté sur les produits toxiques importés d’Italie. Chez lui, il garde précieusement le rapport, où figurent les clichés pris par le docteur Malychef prouvant la présence des barils toxiques dans la décharge de Bourj Hammoud. Trente ans après, il a été saisi par la justice en tant qu’expert, à la suite d’une plainte déposée en mars 2016 par la coalition contre le plan gouvernemental de traitement des déchets pour stopper le projet de remblai de Bourj Hammoud. « Il faudrait faire des sondages à plusieurs endroits du dépotoir pour évaluer la nature de chaque couche de la montagne », estime le septuagénaire. Un vœu pieux : « Le juge a d’abord demandé d’arrêter le chantier, mais des politiciens ont fait pression, et le travail a repris. »

« Rois des déchets »
Sur place, M. Toufic Kazmouz, chef du projet d’aménagement de la décharge pour l’entreprise Khoury Contracting, s’impatiente : « Il y a une rumeur à propos de l’existence de déchets toxiques. Quelqu’un peut me prouver que c’est vrai ? Personne. Pas besoin de ces histoires qui effraient les gens. Il faut être objectif. Certes, il y a un côté négatif dans le fait de jeter des ordures dans la mer pour remblayer la décharge. Mais c’est la seule solution pour le moment. Si quelqu’un en a une autre, qu’il le dise ! » Le 26 octobre 2017, une décision du conseil des ministres lui a donné raison. À l’instar de la décharge de Naameh, réponse d’urgence devenue solution durable, les deux décharges côtières de Costa Brava (créée en 2015) et de Bourj Hammoud doivent être élargies, et leur durée de vie prolongée jusqu’à la construction annoncée d’un incinérateur. Une politique qui couronne « les nouveaux rois des déchets », comme les appelle déjà la presse libanaise (5). L’un d’eux, Al-Jihad for Commerce and Contracting, qui avait obtenu un contrat de 59,5 millions de dollars pour la construction et la gestion de la décharge de Costa Brava, devrait toucher 100 millions de dollars pour son extension. Cette entreprise appartenant à l’homme d’affaires Jihad Al-Arab, un proche de la famille Hariri, a aussi remporté deux contrats de modernisation de l’usine de compostage Coral, qui n’a toujours pas démarré. Ses responsables n’ont pas souhaité répondre à nos questions. De son côté, Khoury Contracting a reçu 109 millions de dollars sur quatre ans pour la réhabilitation de la montagne de Bourj Hammoud et sa transformation en remblai pour accueillir deux nouvelles décharges. En tout, plus de 600 millions de dollars d’argent public ont été distribués pour la collecte et la gestion des déchets ménagers depuis 2016.

Cette somme pourrait même doubler avec le choix de l’incinération, une technique que le Danemark est en train de remiser mais que la société de conseil danoise Ramboll a pourtant préconisée pour le Liban. Dans une étude facturée 850 000 dollars au gouvernement libanais, elle recommande un investissement de 500 millions de dollars pour un incinérateur de 750 000 tonnes par an. Cerise sur le gâteau : une fois la côte remblayée et les décharges remplacées par l’incinérateur, un vieux projet de développement immobilier nommé Linord pourrait enfin voir le jour. Pour Elias Azzi, c’est tout sauf une coïncidence : « Si la décharge de Naameh a fermé en 2015, ce n’était pas pour des raisons environnementales, mais pour réactiver le projet Linord. À terme, il semble que toute la côte nord de Beyrouth sera remblayée, depuis le port de Beyrouth jusqu’au remblai de Dbayeh. Ce qui permettra à certains de faire fructifier les terrains gagnés sur la mer. » Au Liban, rien ne perd, rien ne se recycle, mais tout se transforme… en dollars.

Article publié en août 2018 dans Le Monde Diplomatique

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