La révolution ne sera (presque) pas télévisée

Dépassées en intensité dramatique par les épreuves de la guerre, les séries TV syriennes, connues pour leur réalisme social, n’ont pas su dépeindre la glaçante réalité post-révolutionnaire.

Dans la cour intérieure d’une bâtisse en ruines de la vieille ville plurimillénaire d’Alep, Oum Abdo boit le thé avec une amie quand elle reçoit le coup de fil d’une société de jeu par téléphone qui lui promet de réaliser son rêve. La jeune fille sort dans les rues recouvertes de parpaing écrasé et répond: «Mon rêve? Ah, ce serait de vivre en paix, que les déplacés reviennent tous vivre au pays, que cessent les bombardements et les destructions. Je rêve de lever les yeux vers le ciel pour n’y voir que les oiseaux et n’entendre que leurs gazouillis», dit-elle, avec en fond des images de camps de réfugiés et d’hélicoptères qui lâchent des barils de TNT. Son soliloque achevé, son interlocuteur raccroche, impuissant. Ses rêves ne seront pas exaucés.

Oum Abdo al-Halabiya («Oum Abdo l’Alépine») est un feuilleton de 30 épisodes de 10 minutes chacun qui a été vu par des millions de spectateurs sur internet et sur la chaîne de ­l’opposition au régime, Halab Today TV, en 2015. Tandis que le monde entier assistait avec impuissance à la campagne de bombardement massif de l’ancienne capitale économique ­syrienne par ses propres forces aériennes, la série offrait un ­regard de l’intérieur sur les souffrances quotidiennes de ses habitants, incarnés par des ­enfants pleins d’humour et d’innocence.

Le feuilleton télévisé, appelé musalsal en arabe et traditionnellement diffusé pendant le mois du Ramadan, s’est naturellement imposé comme un outil au service de la révolution pour Jihad Sakka, co-producteur d’Oum Abdo al-Halabiya: «Nous avons découvert que les médias étaient l’arme la plus puissante dont nous disposions, la plus utile pour bâtir une génération nouvelle», dit-il depuis Gaziantep, en Turquie, où il s’est réfugié fin 2016.

Echapper aux interdits

Quand la révolution débute en mars 2011, le jeune Alépin est un fan déçu des musalsalat: «Je fais partie des amoureux des ­séries TV syriennes et égyptiennes, en particulier des ­comédies. Mais avant la révolution, je n’avais jamais eu l’occasion d’y participer, car elles étaient réservées aux proches du régime, dans un ­système de favoritisme et de cooptation. A partir de 2009, les séries syriennes se sont totalement coupées de la réalité du pays. Elles ont perdu toute substance et ont cessé de parler au peuple ­syrien.»

Surnommé Abou Joud pour ses chants révolutionnaires lors des manifestations anti-régime, Jihad Sakka décide alors, avec son compère Yamen Nour, de créer la série Mana’ fi Souria («Interdit en Syrie»). En 2013, le générique de la première saison annonce la couleur: «Interdit de parler, interdit de boire ou de manger sans l’autorisation du chef.» Désormais, plus question de se soumettre à ces interdits: «Sous forme de sketchs comiques, on a abordé des sujets qui émergeaient directement des rues d’Alep, dénonçant d’un côté les crimes commis par le régime, de l’autre les dérives de la révolution. On a décrit les souffrances provoquées par ces deux maux chez les civils ­syriens», dit-il.

Leurs voix caustiques sont soudain réduites au silence par les bombardements massifs des forces aériennes russe et syrienne à l’hiver 2016. Parmi les habitants évacués de force de la vieille ville d’Alep se trouve un duo de comédiens satiriques, qui se réfugient au sud de la Turquie, où ils ont depuis créé la société de production Watar pour poursuivre leur travail. Qusai Abtini, le jeune acteur de 14 ans qui jouait le mari d’Oum Abdo, est tué par un missile alors qu’il fuyait l’enfer d’Alep.

Afflux de pétrodollars
Scénariste de feuilletons télévisés originaire de Damas, Najeeb Nseir a lui fait ses bagages dès 2013, direction Beyrouth, à l’instar d’une grande partie des acteurs et réalisateurs de musalsalat syriennes. Acerbe, il date la mort des séries véritablement progressistes à la fin des ­années 1970: «A l’époque, les séries étaient réalisées par des écrivains, des poètes et des gens du théâtre. Elles ­visaient à changer la société par la ­fiction, au ­moment où les médias étaient sous contrôle. Mais cette première vague cesse en 1979, date de la première expérience de censure d’une série par un producteur du Golfe, à cause d’un contenu sexuel.»

Dès lors, la deuxième vague marquée par l’arrivée des pétrodollars signe «la fin des séries syriennes et le début des séries ‘pétrodollarienne’», lâche Najeeb Nseir en s’esclaffant, ­enchaînant les cigarettes et parlant sans interruption depuis un café ­beyrouthin. «Avec l’arrivée massive de l’argent du Golfe, de plus en plus de gens se sont engagés dans le secteur pour faire carrière. Dans les années 2000, certains scénaristes écrivaient 30 épisodes en deux mois. De mon côté, je faisais des séjours ethnographiques de plusieurs mois dans les lieux où je ­puisais mes récits, et j’écrivais une série en un an et demi», dit-il.

Amer, l’artiste critique l’emprise des chaînes de télévision par satellite du Golfe sur la production culturelle ­syrienne: «Au final nous sommes des ­livreurs de séries! Les Saoudiens demandent une série fantastique historique? On s’en occupe. Ils veulent une série réaliste sociale? On la leur livre. Même la critique s’est rangée sous leur emprise: tout le monde écrit pour Al-Hayat (quotidien panarabe pro-occidental, ndlr) parce qu’ils paient mieux que la presse syrienne… qui en réalité ne paie pas!» C’est l’autre versant de la dictature culturelle en Syrie. Moins évoquée que le contrôle paranoïaque des services de renseignement d’Al-Assad, l’hégémonie économique des pays du Golfe a imposé sa marque sur les musalsalat ­syriennes, avec des coupes fréquentes dans les contenus allant à l’encontre de la morale islamique.

En réalité, dans les interstices de ce paysage télévisuel uniformisé, des séries de qualité au contenu critique ont pu voir le jour, soutient Christa Salamandra, spécialiste des musalsalat ­syriennes: «Lors du boom des séries TV syriennes à partir de la fin des années 1990, le cinéaste Haytham Haqqi, ­formé à Moscou, et plusieurs étudiants formés en ex-URSS sont revenus au pays et ont produit des séries marquées par la question sociale et le néoréalisme italien. Sur le fond, ces séries parlaient de la pauvreté, des classes populaires et de la corruption des élites. Sur la forme, leurs réalisateurs filmaient dans les quartiers informels, avec une seule caméra et, souvent, des comédiens amateurs. C’est ainsi que les séries syriennes se sont démarquées des mélodrames égyptiens par leur côté réaliste», ­explique Christa Salamandra.

Tournage de Mamnou’ fi Souria – Crédit: Watar média production

La crise syrienne transformée en marchandise
Mais à partir de 2011, la réalité du pays leur devient insaisissable. Pour Donatella Della Ratta, auteure d’une thèse sur les séries syriennes, les réalisateurs de musalsalat ont cru aux ­promesses de réforme de Bachar el-­Assad lors du court et avorté printemps syrien, au début des années 2000, au point de ne pas saisir l’ampleur des bouleversements provoqués par le soulèvement populaire de mars 2011: «Quand la révolution a débuté, les réalisateurs de musalsalat n’ont pas changé leur approche. Ils sont restés marqués par l’idéologie du Tanwir (les Lumières, ndlr), selon laquelle le peuple doit être éclairé par l’élite culturelle et politique. Or le changement enclenché en 2011 venait d’en bas. Du coup, le ton satirique de leurs séries s’est peu à peu déconnecté de la réalité», analyse l’auteure du livre à paraître Shooting a Revolution: Visual Media and Warfare in Syria (Pluto Press).

La chercheuse italienne en veut pour preuve la série Buqa’t al-Daw («Projecteur»). Les premières saisons, au début des années 2000, abordaient des sujets tabous – comme la corruption – et peignait la réalité sociale de l’époque avec finesse. A partir de 2011, la réalité sociale syrienne est abordée avec le même humour, désormais désuet. L’épisode «El cha’b yourid» («Le peuple veut») caricature les manifestants comme un groupe d’indécis souhaitant de simples réformes, comme des quartiers plus propres. L’épisode «Eid Wahda» («Une main»), les dépeint incapables de faire preuve d’organisation et de solidarité. Un ton condescendant qui frôle l’insulte au moment où les victimes de la répression des manifestations se comptent déjà par milliers.

«Al-Wilada min al-khasira» («La naissance depuis la taille») va plus loin. Outre le sort peu enviable des ­habitants démunis d’un quartier ­informel de la périphérie de Damas, le spectateur suit l’évolution de la personnalité psychopathe de Raouf, chef d’une des nombreuses branches des services de renseignement syriens, un mégalomane adepte de la torture. Dans la troisième saison, on le voit ordonnant de tirer sur une foule qui crie des slogans. «Je veux que le bruit de ton fusil résonne plus fort qu’eux!», lance-t-il à un homme armé qui obéit et fait feu. Reste que là encore, selon Donatella Della Ratta, la série ne remet pas en cause le régime syrien, préférant se concentrer sur une personnalité déviante, celle de Raouf, contrebalancée par un chef des renseignements vertueux qui finit par secourir les victimes. Bon flic, mauvais flic.

Sondage à l’adresse du public
Et si la série contient un potentiel révolutionnaire, tout au moins critique, la chaîne MBC, productrice de la série, s’évertue à le transformer en bien de consommation. Sur son site internet, la chaîne introduit des sondages à l’adresse des spectateurs tels que: «Si vous étiez à sa place, vendriez-vous un de vos organes pour gagner de l’argent?» Pour Donatella Della Ratta, toute la violence, la valeur polémique de la série, réalisée avec une équipe mélangeant des Syriens pro et anti-­régime, se change ainsi en une vulgaire marchandise 2.0.

Article publié dans le Courrier le 4 août 2017, à l'occasion d'une série estivale sur 
le thème de la révolution, cent ans après le début de la révolution d'octobre 1917.

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