Au coeur du coeur d’un autre conflit

Entre Beyrouth et Athènes, un festival crée une plateforme d’échanges artistiques et militants entre les sociétés syriennes, grecques et libanaises, dont les conflits appellent des réponses créatives.

«Lorsqu’en 1874 J.F. Glidden prit deux fils de fer et les tordit ensemble, il inventa le fil barbelé, emblème de notre civilisation (…) N’avons-nous pas vu des images de chair humaine accrochée à leurs pointes comme les débris d’un naufrage? Et plus encore, ces fils ne sont-ils pas devenus le modèle de toutes les lignes invisibles qui séparent les gens, les nations et les continents», s’interroge Etel Adnan dans l’ouvrage In the Heart of the Heart of Another Country («au cœur du cœur d’un autre pays»), publié en 2005. La poétesse libanaise, dont la mère était grecque et le père officier ottoman en Syrie, y dissèque les entailles que ces barbelés laissent sur sa vie quotidienne, entre le Liban, la France et les Etats-Unis.

Le festival «In the Heart of the Heart of Another Country», organisé par la curatrice Delphine Leccas, spécialiste de l’art syrien, et accueilli par les espaces culturels autogérés Twixtlab à Athènes et Mansion à Beyrouth, s’attarde sur les blessures causées par les nouveaux barbelés dressés entre les trois pays d’origine de la poétesse et leurs populations: la Syrie, le Liban et la Grèce. «Il y avait un besoin d’échange des deux côtés de la Méditerranée. Au Liban, les artistes et activistes voulaient savoir comment nous nous organisions face à la crise ici et, côté grec, nous devions dépasser l’image réductrice des réfugiés syriens débarquant en masse diffusées à la télé», explique Io Chaviara, artiste grecque et co-fondatrice de Twixtlab, lieu culturel entre l’art et l’anthropologie qui a hébergé la partie athénienne de la manifestation début juin. Nomade, le festival reprendra en septembre à Mansion, le seul lieu culturel autogéré de Beyrouth.

«Organiser ce festival est donc devenu un prétexte, poursuit Io, pour adresser des questions qui se posent avec acuité dans les trois pays et comparer la manière dont chacun y répond en ces temps de conflits. La question de l’art et son rôle social, celle de l’espace public et sa réappropriation, ainsi que le phénomène des déplacements.» A travers des projections de documentaires et des tables rondes réunissant artistes, activistes, journalistes et académiques venant des trois pays, le festival entend briser les lignes invisibles qui séparent les habitants des deux rives de la Méditerranée, et dresser des parallèles entre les crises qui bouleversent leurs quotidiens.

Repousser les limites de l’imaginaire
Homs, capitale de la révolution syrienne débutée en mars 2011. Abdul Basset al-Sarout, ex-gardien de l’équipe de football locale âgé de 19 ans, s’est reconverti en porte-parole charismatique de ce mouvement populaire qui dénonce les souffrances sociales et politiques imposées par le régime syrien. Il improvise des chants teintés d’humour devant des milliers de Homsiotes qui dansent et réclament leur part de liberté et de dignité. Puis la danse fait place à la fuite, pour éviter les tirs de sniper et les bombes larguées par les avions du régime. Peu à peu, la capitale de la révolution est assiégée par les tanks de l’armée syrienne et Sarout prend les armes pour défendre les civils pris pour cible.

Pendant trois ans, Ossama, activiste pacifiste, a filmé cette mue, de la révolution à la destruction de Homs par sa propre armée, à travers la figure de Sarout. Talal Derki, réalisateur syrien, a supervisé son travail et en a tiré le documentaire Retour à Homs, diffusé le premier soir du festival à Athènes. Sarout qui crie des slogans révolutionnaires, Sarout qui regarde sa maison détruite et ses proches tomber les uns après les autres, Sarout qui les enterre sous les bombardements, Sarout qui tire le corps d’un homme mort avec un fil de fer barbelé pour ne pas tomber à son tour…

«Nous sommes tous Méditerranéens»
Mais toujours, malgré la peur et la mort, Sarout qui chante la liberté et l’espoir de justice en inventant des vers caustiques moquant le régime qui les opprime. «Est-ce que la musique repousse les limites de l’imaginaire? Est-ce qu’elle dilate les sens en transformant l’espace le plus réduit en un océan?», écrit Etel Adnan. Ce soir-là, le chant de Sarout dépasse le siège de Homs et atteint le cœur des spectateurs athéniens, plus souvent abreuvés de brèves sur la montée de l’Etat Islamique que de documents sur la bravoure de ces Syriens ordinaires devenus combattants malgré eux.

La salle se lève dans un silence de mort, tandis que certains spectateurs tissent des liens avec leur propre histoire: «Je n’avais aucune idée de ce qui s’était passé avant que la Syrie ne plonge dans la guerre. Mais les choix de Sarout m’ont rappelé ceux qu’ont dû faire les Grecs pendant la guerre civile, à la fin des années 1940. Ma grand-mère a rejoint le maquis à seulement 17 ans», compare Fani Bitou, une jeune artiste athénienne. C’est pour quitter l’enfer dépeint dans Retour à Homs et dans Eau argentée, l’autre documentaire phare réalisé par Ossama Mohammed sur le siège de Homs et projeté pendant le festival, que des milliers de Syriens ont rejoint l’Europe en passant par la Grèce et l’Italie. Au péril de leur vie.

«Je ne veux pas accepter que je puisse traverser la Méditerranée sain et sauf tandis qu’une jeune syrienne de l’âge de ma fille fuyant le siège et les bombes doit risquer sa vie de l’autre côté. Nous sommes tous Méditerranéens», lance le lendemain Gabriele del Grande, journaliste italien et réalisateur du film On the Bride’s Side («du côté de la mariée»), diffusé dans le cinéma Tainiothiki. Face au public grec, il évoque tant la famine qui ravage les civils assiégés par le régime de Bashar el-Assad que la mort quotidienne des réfugiés au large des côtes grecques et italiennes.
Selon lui, «documenter la terrible réalité ne suffit plus, il faut puiser dans l’imaginaire pour trouver des moyens de la transformer. C’est le rôle de l’art.» Le long-métrage décrit la traversée de l’Italie à la Suède qu’il effectue avec des Syriens et des Palestiniens sans papiers en règle, en se faisant passer pour un cortège de mariage. Malgré les années de prisons encourues par quiconque aide des personnes en situation irrégulière à traverser les frontières européennes, la caméra montre les Italiens couper joyeusement les barbelés séparant l’Italie de la France, pour y laisser passer deux Syriens en tenue de mariés et leur cortège, tous survivants du conflit syrien.

«Montrer la réalité derrière la propagande»
Du Moyen-Orient à l’Europe du Sud, les conflits qui bouleversent la région poussent les artistes à se réinventer. Gabriele del Grande s’est donc mué en passeur éphémère, face aux règles souvent absurdes imposées aux demandeurs d’asile au sein de l’Union européenne. Ziad Kalthoum, jeune cinéaste syrien, a lui filmé clandestinement son quotidien schizophrénique à Damas, partagé entre ses matinées occupées par le service militaire obligatoire et ses après-midi en tournage sous les bombes du régime. The Immortal Sergent («le sergent immortel») complexifie l’image de la Syrie et de ses habitants d’ordinaire exportée vers la Grèce.

On y voit le réalisateur Mohamed Malas tourner clandestinement un film sur la révolution syrienne sous couvert de la réalisation d’un film apolitique, des Damascènes dont la routine quotidienne est soudain ébranlée à jamais, le tout sous le bruit assourdissant des avions du régime qui bombardement les banlieues alentours… «J’ai voulu décrire ce qu’implique la vie sous la dictature syrienne: les gens ont peur de critiquer le régime, même quand les MiG bombardent au-dessus de leur tête! C’était risqué pour moi, des amis cinéastes ont été emprisonnés et tués, mais je voulais montrer au monde la réalité derrière la propagande du régime», explique-t-il au public après la projection de ce témoignage rare de l’intérieur.

La violence du marché
Intervenant à ses côtés lors de la table ronde sur «Les artistes en période de conflit», le documentariste grec Aris Chatzistefanou ose la comparaison: «Il semble trivial de parler du conflit grec après la prise de parole d’un réalisateur syrien qui a risqué sa vie. Pourtant, le terme ‘conflit’, aux vues des statistiques des années d’austérité en Grèce, se justifie. La Grèce a perdu 25% de son PIB, comme l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que 50 places au classement de la liberté de la presse… Ce qui la range derrière de nombreux pays en guerre», énumère-t-il. Cet ancien journaliste de la radio Skai a d’ailleurs été licencié quatre jours avant la diffusion de son documentaire Debtocracy, sur les origines de la dette publique. En Grèce, «pas besoin de violence armée, c’est le marché qui exclut», conclut-il.

Il tisse des liens entre les racines des conflits du monde arabe et celui en cours en Grèce: «Derrière ces crises aux dimensions variables, on trouve la destruction du contrat social par le système néolibéral. Ce contrat était certes imparfait, mais il permettait aux classes laborieuses de survivre avec des minimums sociaux, malgré le manque de liberté politique. L’autre parallèle, c’est le rôle du pompier pyromane joué par l’Occident. En Grèce, l’Union européenne, qui est à l’origine de la crise financière, veut imposer une solution, l’austérité, encore pire que le problème. Dans la même mesure, en Syrie, les puissances étrangères bombardent et arment les Syriens dans l’objectif d’obtenir la paix», dénonce-t-il. This is not a Coup, son nouveau documentaire dénonçant le rôle de l’UE dans la crise grecque, financé en ligne comme les précédents, sera diffusé en septembre à Beyrouth.

Ghassan Masri, modérateur de la table ronde et fondateur de Mansion, se fait l’avocat du diable: «Je me souviens de l’effervescence culturelle pendant la guerre au Liban. Nous devions nous débrouiller pour tout et cela donnait lieu à une dynamique qui a depuis disparu. Les conflits ne sont-ils pas des moments de créativité intense?» Aris Chatzistefanou acquiesce: «Mes trois documentaires ont tous été financé sur internet. Le silence médiatique ne leur a pas empêché de trouver un public, avec 6,5 mil­lions de vues en ligne. Il y a des alternatives salutaires en temps de conflit. Mais le crowdfunding ne peut pas remplacer l’investissement public à la culture et au journalisme», ­précise-t-il.

Deux femmes grecques devant un documentaire sur la corruption au Liban - Crédit : Emmanuel Haddad

L’art subvertit le réel
Tandis que les cinéastes décrivent le réel en Syrie, en Grèce et au Liban, voire cherchent à le modifier, d’autres artistes recourent à la performance pour agir sur leur société. Organisée dans les locaux de Twixtlab, la table ronde sur «La reconceptualisation de l’espace public» a permis au festivalier athénien de découvrir la proximité des performances artistiques grecques, syriennes et libanaises. Tandis que des Grecs détournaient l’image de policiers en les teignant en rose pendant une manifestation, des artistes syriens teignaient une fontaine en rouge à Damas pour dénoncer les tueries perpétrées par le régime, rappelle Io Chaviara.

Khaled Malas, architecte syrien installé à New York, détaille comment il s’est appliqué à «pirater» un financement qu’il a reçu pour sa participation à la Biennale de Venise pour soutenir les civils syriens assiégés. En les érigeant au statut d’œuvre d’art, il a pu financer la construction par un forgeron syrien de deux moulins, l’un à eau, l’autre à vent, qui ont offert de l’électricité à deux villages assiégés de 12 000 et 15 000 habitants dans la banlieue de Damas. Au Liban, les architectes Abir Saksouk et Ghassan Masri ont aussi eu recours aux performances pour lutter contre la privatisation du littoral libanais. «Un jour, après des mois de campagne de sensibilisation pour sauver Dalieh, le dernier bout de la côte beyrouthine encore sauvage menacé par un projet de construction privé, nous avons appris que des militants libanais comptaient y pénétrer, se souvient M. Masri. Quand je suis arrivé, j’ai vu qu’ils coupaient les fils barbelés posés depuis plusieurs mois autour du site. Ça a été le plus beau jour de ma vie.»

Les nouveaux barbelés

Après la projection d’On the Bride’s Side, décrivant les dangers contemporains de la traversée des frontières européennes pour les réfugiés du monde arabe et d’ailleurs, les festivaliers s’offraient un retour quarante-huit ans en arrière avec Les Dupes de Tawfik Saleh. Produit en Syrie, réalisé par un Egyptien et inspiré du romanDes Hommes dans le soleil du Palestinien Ghassan Kanafani, ce film de 1972 décrit la traversée fatale de trois Palestiniens qui tentent de se rendre au Koweït en se cachant dans le réservoir d’eau d’un camion, dans la chaleur suffocante du désert irakien. Leur fin tragique rappelle la mort de 71 migrants dans un camion frigorifique en Autriche en août 2015. L’histoire amère des déplacements forcés se répète.

Mais aux barbelés d’hier s’ajoutent désormais des caméras infrarouges et des capteurs, installés par des sociétés privées françaises, allemandes ou italiennes et financés grâce aux fonds de l’Union européenne. «Quand tu arrives en Italie dans le camion, il faut te mettre un sac en plastique sur la tête, car les policiers détectent ta respiration», livre un migrant afghan aux membres du collectif Tracing Movements depuis Patras, le port frontalier grec où ils ont filmé Patras – Dead End («Patras-Impasse»), projeté lors du festival.

Laura Maragoudaki, membre de ce collectif de vidéastes, est revenu sur leur travail lors d’une table ronde sur «Les approches sur le déplacement»: «Nous ne voulions pas poser un regard misérabiliste sur ces migrants. Nous avons donc réalisé un projet de cinéma ambulant, pour leur montrer des films sur d’autres expériences migratoires de lutte et de solidarité en Europe. En échange, nous réalisions un film sur leur propre résistance face aux clôtures dressées par l’Europe.»

En Grèce, ces films ont une saveur particulière, avec l’arrivée quotidienne de centaines de migrants et réfugiés sur les rives de Lesbos, Leros ou Samos, depuis que l’UE a financé l’érection en 2011 d’un mur de barbelés le long de la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. «Je travaille sur la crise migratoire depuis 2006 avec un collectif d’habitants de Lesbos, a expliqué Efi Latsoudi lors de la table ronde. Or on assiste sans cesse à la même répétition de réponses irrationnelles», dénonce l’activiste. Et Hashem Adnan, membre du collectif de théâtre libanais Zoukak, de poursuivre: «En Europe, on essaye de nous faire croire que la crise migratoire appelle des réponses spécifiques. Or les migrants n’ont pas de besoins spécifiques: leurs problèmes sont communs à tous les citoyens. Et la crise migratoire ne doit pas être séparée de la crise du système qui la produit.»


Article publié dans Le Courrier le 25 juin 2016.

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