Les migrants invisibles de Calais
Un phare. Une sirène de bateau. Une plage abandonnée. Une marée envahissante. Une nuit solitaire. Une usine contaminante. Un rivage anglais. Une falaise jadis occupée par les Allemands. Une ville détruite, puis reconstruite. Une ville moche et morne, presque attachante. Une cité bétonnée, parsemée de tentes. Un point de repère pour les migrants du Sud. Un laboratoire humain. Un cas de figure contemporain, entre racisme ordinaire et solidarité spontanée. Un lieu de rencontre entre sédentaires et perdus en mer. Une ville en proie au chômage et à l’alcoolisme. Un lieu de culture, de couture et de villégiature. Un concentré d’humanité. Calais.
Dernière étape dans leur périple de survie, Calais est devenu synonyme de cul-de-sac pour les migrants qui s’y rendent pour rejoindre l’Angleterre. Reportage.
Etre le plus proche possible des côtes anglaises. Tel a longtemps été le seul critère des migrants pour planter leur tente à Calais, depuis que le centre d’accueil de Sangatte a été fermé en 2003 par l’Etat français. Or dans cette cité de 76 000 âmes du nord de la France, l’Angleterre s’incarne en deux points névralgiques: le tunnel sous la Manche et le port, par lequel ont transité 1,8 millions de poids lourds en 2014. C’est dans ces camions que les migrants tentent de se faufiler pour traverser les 35km qui les séparent de Douvres. Pendant plus d’une décennie, ils ont vécu sur des terrains vagues aux abords de ces deux infrastructures, dans des conditions si misérables que leurs campements ont été rebaptisés «jungles».
«Une vision d’exode»
Début avril, plus de 2000 d’entre eux, en provenance d’Erythrée, du Darfour, de Syrie ou d’Afghanistan, ont abandonné les jungles du centre-ville pour s’installer autour d’un centre d’accueil de jour installé par les autorités en zone industrielle, loin du port et du tunnel: «C’était une vision d’exode. Sans l’aide de l’Etat, les migrants ont pris leurs palettes, leur nourriture et leurs ustensiles de cuisine et se sont déplacés vers le centre Jules Ferry. Ils ont parfois attendu deux jours sur le bord de la route qu’une voiture ou un camion mobilisé par les associations puisse les prendre», se souvient Nathalie Boidin, bénévole au sein de l’Auberge des migrants.
Avant l’ouverture du centre, Nathalie y voyait «une avancée positive, qui n’arrive que trop tard». Un optimisme soutenu par le discours des autorités: «Nous voulons que les conditions du centre soient inattaquables. Les installations sont modernes: 60 douches, une distribution alimentaire, un lieu pour recharger leurs téléphones portables. C’est une mesure d’urgence pour respecter leurs droits fondamentaux en eau, électricité, soins de santé et accès à l’information», explique Serge Szarzynski, directeur de la cohésion sociale au sein de la préfecture du Nord-Pas-de-Calais. L’Etat a dépensé 3,8 millions d’euros pour ouvrir Jules Ferry et 5 millions supplémentaires sont prévus pour son fonctionnement.
Pas de droit au logement
Mais face au résultat, la bénévole est déçue: «Le nouveau lieu s’est révélé bien pire que ce qu’ils quittaient. Pas de sol plat, des gravats à fleur de sol, une décharge à ciel ouvert», résume cette Calaisienne, qui a noué des liens d’amitié avec les Soudanais de la jungle avoisinant sa maison. Car à Jules Ferry, les migrants continueront de dormir sous la tente ou dans des cabanes de fortune. Juriste au sein de la Plateforme de service aux migrants (PSM), Clémence Gautier-Pongelard n’est pas non plus convaincue par ce que la presse française qualifie déjà de «jungle d’Etat»: «Le but de Nathalie Bouchard [maire UMP de Calais] était de faire en sorte que les migrants soient le moins visibles possible pour les Calaisiens. Le problème, c’est qu’en périphérie, ils sont moins protégés contre les violences policières. Et surtout, ils n’ont toujours pas de logement.» La PSM revendique en effet le droit au logement des migrants présents à Calais, qu’ils soient demandeurs d’asile ou migrants irréguliers: «L’article L345 du Code de l’action sociale et des familles stipule que ‘toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence’», détaille-t-elle.
Derrière la portée humanitaire de ce déménagement, réelle bien que limitée, se cache un projet de sécurisation accrue de la frontière avec l’Angleterre, soutenu par cette dernière. «L’Angleterre est dans une position de confort. Depuis le traité de Touquet en 2003, ses contrôles frontaliers s’effectuent au port de Calais. Or le gouvernement de David Cameron ne veut plus accueillir de migrants», pointe Emmanuel Agius, premier adjoint de la maire de Calais. Résultat, la lutte contre l’immigration irrégulière doit se muscler côté français: «D’ici à juin, nous allons installer une clôture de 3 à 4 km autour du port et de l’autoroute pour dissuader les migrants. L’Angleterre va financer la sécurisation du port avec une enveloppe de 15 millions d’euros en trois ans», abonde Jean-Marc Puissesseau, président de la Chambre du commerce et de l’industrie de la Côte d’Opale, responsable du port de Calais.
En pleine campagne pour les élections législatives de mai prochain, le gouvernement conservateur britannique fait le pari d’une politique répressive contre l’immigration irrégulière, poussé par le discours xénophobe de Nigel Farage, candidat du parti souverainiste UKIP. Or le port ressemble déjà à une forteresse imprenable: «Chaque année, nous dépensons 15 millions d’euros en sécurité, avec un tiers des 700 employés chargés de cette mission», reconnaît M. Puissesseau. En parallèle, l’Etat français va informer les migrants que, «contrairement à ce que les réseaux criminels qui les exploitent leur ont fait croire, ils ne sont pas bienvenus en Angleterre», affirme Serge Szarzynski. «En échange, nous leurs proposons de demander l’asile en France. Ils reçoivent alors un logement dans les trois semaines qui suivent leur demande», assure-t-il.
Poussés vers l’Angleterre qui les repousse
L’alternative a été choisie par plus de 400 migrants bloqués à Calais. Mais beaucoup vivent toujours sans toit: «J’ai déposé ma demande il y a trois mois et je n’ai toujours pas de logement. Alors en attendant, où puis-je aller? Je reste avec les autres et je continue de tenter ma chance», livrait un jeune soudanais au Courrier depuis une jungle peu avant son évacuation. Sans compter que la majorité d’entre eux sont arrivés par l’Italie, où ils se sont fait prélever leurs empreintes digitales. S’ils demandent l’asile en France, ils craignent d’être reconduits à leur point de départ, comme le prône le règlement européen, dit Dublin III.
Une situation kafkaïenne qui continue à pousser les migrants à rejoindre l’Angleterre, au péril de leur vie. «Ils ne sont pas attirés par l’Angleterre mais poussés vers ses côtes, estime Clémence Gautier-Pongelard. D’abord par la guerre ou la tyrannie qu’ils subissent chez eux. Ensuite, par la violence et la discrimination dans les pays de transit, comme la Libye. Puis, par le chômage en Italie. Enfin, par les mauvaises conditions de vie à Calais et la peur d’être renvoyé en Italie. Mais en réalité, ils veulent juste un endroit où se poser et vivre en paix.»
Présumés coupables
Son diplôme d’ingénieur en poche, Abdul a quitté Jalalabad pour l’Europe, laissant derrière lui son épouse, ses deux enfants, ses cinq frères et sœurs et sa mère. Pour lui, l’Angleterre était synonyme de travail, pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille restée en Afghanistan, sous la menace des Talibans. Un espoir évanoui en une nuit, quand un poids lourd l’a percuté au bord de l’autoroute: «Il a essayé de nous tuer, moi et mes compagnons. Je n’ai pas eu le temps de retirer ma jambe droite de la route. Maintenant, ils vont me l’amputer», dit-il depuis une chambre de l’hôpital à Lille, la voix brisée par les sanglots.
Dans son malheur, Abdul n’est pas le plus à plaindre: en 2014, au moins 15 migrants sont morts à Calais selon l’UNHCR et les associations locales. Les conditions de vie insalubre, la sécurisation accrue du port et du Tunnel sous la Manche et la présence de 1000 policiers et gendarmes dans la ville poussent les migrants à courir de plus en plus de risques pour rejoindre l’Angleterre. Pourtant, les nombreuses violences et vexations qu’ils subissent sont au mieux tues, au pire niées par les autorités: «Les policiers nous frappent chaque jour; l’un de nous a les jambes brisées après avoir été brandi violemment hors d’un camion. Les journalistes témoignent. Puis que se passe-t-il? Rien», dénonce avec amertume Fateh, un jeune originaire du Darfour. A la suite de la publication par Human Rights Watch d’un rapport sur les violences policières contre les migrants de Calais en janvier 2015, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a regretté que l’association «n’ait pas pris la peine de vérifier les allégations de violences policières dont elle fait état». Quand Le Courrier a posé la question à Emmanuel Agius, premier adjoint à la mairie de Calais, le ton est monté d’un cran: «Ne comptez-pas sur moi pour parler contre l’action des policiers. Ce sont les premières victimes! On dit que les policiers sont des nazis, mais on omet de parler des migrants qui violent des filles de 14 ans, parce que ce n’est pas politiquement correct. Sans la police, la situation serait hors de contrôle», s’insurge-t-il.
Car la criminalité des migrants serait en hausse exponentielle: «La délinquance de droit commun mettant en cause des migrants se résumait à une moyenne d’un à deux faits par mois. Pour juillet, août et septembre, ces faits de délinquance s’élèvent à 80, soit presque 30 par mois. C’est une véritable explosion», déclare Gilles Debove, secrétaire départementa adjoint du syndicat de police Unité SGP-FO dans la presse locale, en octobre 2014. Des statistiques sans fondement, étant donné que la police ne tient pas le registre des crimes commis par les migrants: «Je ne vais pas vous donner de statistiques qui sont instrumentalisées par les politiques pour dire des choses et leur inverse. Ce que je peux vous dire, c’est qu’à Calais les migrants arrivent dans un cul-de-sac et que dans ces cas-là, vous tentez le tout pour le tout. Face à eux, la police fait du mieux qu’elle peut», nuance Christophe Crépin, responsable de la communication du syndicat de police Unsa.
Dans cette atmosphère de suspicion généralisée, poussés par la visite de Marine Le Pen et les manifestations de haine du groupuscule anti-immigrés Sauvons Calais, beaucoup de Calaisiens tombent dans la surenchère. Tel le patron du café La Gauloise. Après avoir refusé qu’un jeune noir de peau ne consomme son café dans son troquet, celui-ci lui a jeté le liquide à la figure. Peu après, il est apparu devant les caméras de France 2 avec un fusil à pompe, se disant prêt à l’utiliser face aux migrants Et quand deux hommes ont ouvert le feu avec le leur contre des migrants, Sauvons Calais a apporté son «inconditionnel soutien aux vrais victimes, c’est-à-dire David et Tony. Ils ont été condamnés à dix et huit mois de prison ferme pour s’être défendu», a communiqué le groupe sur sa page Facebook.
En réaction à la xénophobie croissante des habitants de la ville aux 16,2% de chômage, le réseau de solidarité locale s’est resserré autour des migrants. Le collectif Calais ouverture et humanité est né en réaction aux sorties haineuses de Sauvons Calais. Et les Calaisiens qui ont osés braver leur peur ne l’ont pas regretté: «La première fois, je ne voulais pas entrer dans la jungle. J’étais seule. Les Soudanais venaient d’apprendre la mort de l’un d’eux, écrasé par un camion à son arrivée en Angleterre. Ils m’ont invitée à me recueillir avec eux autour du feu. J’ai été touchée de partager un moment si fort», se rappelle Nathalie, bénévole de l’Auberge des migrants. Un an plus tard, elle accueille Mohammad, Amhad et Hassan chez elle. Seule. Chacun leur tour, ils prennent une douche, pendant qu’elle coupe les cheveux d’Ahmad autour d’un thé et de palabre. Chaque fois que l’un d’entre eux parvient à rejoindre l’Angleterre, son cœur est partagé: «Je suis heureuse pour eux, mais d’un autre côté, c’est comme si une partie de ma vie avait traversé la Manche.»
Article publié sur le journal suisse Le Courrier, le 25 avril 2015.
Tioxide, vies en sursis à Calais
A Calais, l’usine de Tioxide cristallise à la fois la colère des ouvriers licenciés et l’angoisse des migrants du monde entier. Notre reporter a passé cinq jours parmi eux.
Samedi 14 février à Calais, jour de la Saint Valentin. Tesfaye, un jeune Ethiopien de 28 ans, boit seul sous une tente. L’ancien terrain de sport de l’usine Tioxide a été transformé en «jungle», un camp de fortune où survivent des centaines d’individus venus d’Afghanistan, d’Erythrée, du Pakistan, du Soudan ou de Syrie. Pas moins de 2’300 migrants sont ainsi disséminés au sein de plusieurs campements insalubres. Ils ont fui la guerre, la dictature. Ils sont prêts à tout pour rejoindre la Grande-Bretagne, ils ont des parents à Albion ou maîtrisent la langue. Mais ils veulent surtout s’éloigner de l’espace Schengen: la France pourrait les renvoyer dans le premier pays de l’UE où leur empreinte digitale a été prélevée, conformément au règlement Dublin III. Or depuis le traité du Touquet de 2003, signé après la fermeture du centre de Sangatte, l’Angleterre a déplacé sa frontière du côté français. La police, armée de gaz lacrymogène et accompagnée de chiens, contrôle donc le port de Calais et le Tunnel sous la Manche. Impossible de s’y faufiler sans papiers. Les demandeurs d’asile s’y retrouvent pris en étau.
Ce soir-là, le vent siffle depuis la Manche. Il fouette ceux qui s’aventurent hors de leur abri éphémère pour chercher du bois à brûler ou de l’eau. Tesfaye, lui, a le visage recouvert d’un pansement. Comme tant d’autres avant lui, il s’est caché à l’arrière du camion, bloqué par un embouteillage, dans l’espoir de pénétrer à l’intérieur du port de Calais et de rejoindre Douvres, située à 35 km. Le conducteur l’a repéré. Il risquait une amende salée et a employé la manière forte. Il a frappé et blessé l’Ethiopien. Ce samedi soir, Tesfaye ne sent pas le froid qui s’empare de lui. Il étouffe sa colère à coup de lampées de bière, jusqu’à l’étourdissement. Puis il s’endort d’un sommeil lourd. Il est 4 heures du matin et toute la jungle dort. Mais lui ne se réveillera plus.
En sortant du squat de migrants, il suffit de marcher 200 mètres le long des rails d’un train de marchandise pour tomber nez-à-nez avec un autre combat humain mené à ciel ouvert. Une lutte régie par d’autres règles, qui compte aussi son lot des victimes. Devant l’entrée de l’usine Tioxide, Yannick, 30 ans, visage émacié et yeux ternes, débute sa troisième journée de grève générale.
Lire la suite de l'article, publié le 4 mai 2015, sur le magazine suisse Sept.info.
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