Soudan : Chape de plomb sur la révolution 1/2

Les Soudanais sont sous le choc après la dispersion sanglante du sit-in le 3 juin dernier. Dans la capitale sous occupation paramilitaire, la résistance se poursuit néanmoins. Reportage à Khartoum.

La nervosité et la tristesse s’ajoutent aux effluves de cigarette pour rendre l’air étouffant dans le salon de la famille Abdelaati*, où les parents et leur progéniture débattent sans relâche sur le tournant sanglant qu’ont pris les événements à Khartoum depuis le 3 juin dernier. A grand renfort de thé sucré et de tabac, chacun témoigne de ce qu’il a vu, entendu ou vécu lors de la dispersion brutale du sit-in de la «Qiyadah», l’esplanade de 2 km² située face au quartier général de l’armée, où des milliers de Soudanais s’étaient installés depuis le 6 avril afin de demander le soutien de l’armée pour faire tomber le régime d’Omar el-­Bachir.

Quelques heures après ce massacre, qui a fait au moins 128 morts et plusieurs centaines de blessés selon le Comité des médecins du Soudan, proche des manifestants, le pays a été plongé dans le silence par un black-out presque généralisé d’internet qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Depuis, témoigner et compiler des preuves sur les atrocités commises est devenu aussi dangereux que déterminant pour l’avenir des Soudanais.

Des airs de ville occupée

Mohamad*, le cadet, est encore traumatisé: il n’a pas mis le nez dehors depuis ce jour où il est passé à un doigt de la mort. Arrêté à un barrage sauvage monté par les Forces de soutien rapide, un groupe paramilitaire composé en majorité d’adolescents originaires du Darfour et de l’Est du Soudan, il a failli être abattu sur place parce qu’il avait pris en stop un jeune homme non arabe, dont il ignore aujourd’hui le sort.

Or, dix jours après le massacre, la capitale soudanaise a toujours des airs de ville occupée: les pick-up Toyota de cette milice suréquipée sont stationnés à chaque carrefour et l’un de leurs sièges est situé à deux pas de l’appartement familial.

Des centaines de vidéos prises le jour du massacre ont filmé des membres de la milice dirigée par Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemeti, en train de tirer sur des manifestants, de frapper des médecins et d’agresser des femmes. Septante cas de viols ont été recensés par le Comité des médecins soudanais.

Pour démontrer leur refus de cette violence, les habitants de Khartoum avaient transformé la capitale en ville morte pendant trois jours, répondant à l’appel de désobéissance civile du Front pour le changement et la liberté, alliance de partis et d’organisations citoyennes représentant les manifestants dans les négociations avec les militaires depuis l’arrestation d’Omar el-Bachir le 11 avril.

Keizan, le pire du régime

Au bout d’un long débat houleux, la petite sœur parvient à la conclusion suivante: «Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il existe une hiérarchie dans l’horreur. En haut de la pyramide se trouvent les «keizan», à l’étage en dessous les Forces de soutien rapide, et plus bas encore la police antiémeute et l’armée.»

Les «keizan», pluriel de «koz», littéralement «gobelet de fer», est le surnom donné par les Soudanais aux islamistes depuis que Hassan al-Turabi, chef de file des Frères musulmans et allié d’Omar el-Bashir lors du coup de 1989 avant d’être évincé du pouvoir dix ans après, déclara: «La religion est une mer, et nous sommes ses keizan.» Dans les manifestations débutées en décembre 2018, plusieurs slogans soulignaient le souhait d’en finir avec le contrôle social, politique, économique et sécuritaire exercé par eux: «Ils sont tombés! Le ramadan sans les keizan», disait l’un d’eux.

Keizan est devenu une métonymie pour désigner les maux du régime d’Omar el-Bachir, qui a habilement manié l’idéologie islamiste pendant trois décennies pour justifier les pires abus. Dans le rapport «Etat profond» publié en avril 2017, l’ONG Enough Project résume: «Le gouvernement du Soudan est une violente kleptocratie, un système de mauvaise administration caractérisée par la capture de l’Etat et la cooptation des institutions, où un petit groupe dirigeant maintient son pouvoir indéfiniment à travers différentes formes de corruption et de violence.»

Or, avant de s’atteler à détourner les ressources énergétiques du pays, les dirigeants du régime avaient pris soin d’interdire les partis, les syndicats et de museler la presse. Selon Clément Deshayes, chercheur en sociologie politique spécialiste du Soudan, 300 000 personnes appartenant ou suspectées d’appartenir à un parti ou un syndicat auraient été purgées dans les premiers temps du régime liberticide.

Niveau violence, la répression du pouvoir centralisé s’est plutôt abattue contre les civils des marges paupérisées du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil Bleu. Là, les «janjaweed», littéralement les «cavaliers diaboliques armés de fusils G3», ont pillé, brûlé et violé au cours de campagnes militaires financées par l’Etat, qui dédie 70% de son budget à la sécurité et la défense. Ces miliciens ont ensuite intégré l’armée, se transformant en Forces de soutien rapide à partir de 2013, nouveau nom censé faire oublier leur passé criminel. Au cours de leurs campagnes, plusieurs centaines de milliers de civils ont perdu la vie et beaucoup plus ont été déplacés par des violences qualifiées de crimes de guerre et contre l’humanité par la justice internationale.

Décisive classe moyenne

Or si la contestation actuelle est née dans les couches populaires1, c’est la colère de la classe moyenne de Khartoum qui a fini par faire vaciller la dictature. Assise dans son appartement du quartier Burri, l’un des hauts lieux de la contestation, l’activiste Muzan Alneel en livre les raisons: «La mobilisation de la classe moyenne est due à une certaine nostalgie de l’avant-dictature, car le système de prédation actuelle provoque le déclassement des anciens privilégiés de l’époque coloniale. De fait, les classes aisées sont moins opprimées par les lois islamiques que les plus défavorisés et, du moins jusqu’au 3 juin, nous pensions être moins exposés à la violence.»

A cela s’ajoute un effet générationnel, dans un pays où l’âge médian est de 19 ans: «D’une part, il y a eu l’effet internet, qui nous a permis de communiquer et de nous informer sans passer par la télévision contrôlée par l’Etat. Et surtout, nous avions moins peur, car nous n’avons pas vécu les années noires, quand le NISS [service de renseignements] arrêtait et torturait dans des maisons fantômes à Khartoum», poursuit-elle.

Leur fougue révolutionnaire a eu raison de l’appareil sécuritaire honni de Salah Gosh, l’ex-directeur du NISS acculé à la démission. Mais les Soudanais ont découvert que, à l’instar de ses milices qui changent de nom mais pas de nature, l’ancien régime cherche à perdurer sous de nouveaux atours: «Le Conseil militaire transitionnel formé après la chute d’el-Bachir est composé par la garde rapprochée de l’ex-dictateur. Avant, ils s’appelaient comité sécuritaire. Ils ont juste changé de nom, mais gardent la même vision répressive. Après le départ d’el-Bachir, Awad Ibn Ouf et Kamal Abdel-Maarouf ont pris la tête du conseil. Or leur histoire de criminels de guerre était si connue qu’ils ont été acculés à la démission au bout de trente heures. Ensuite, Abdel Fattah el Burhan et Hemeti les ont remplacés. Etait-ce encore une mise en scène ou un vrai coup?»

Du Darfour à Khartoum

Mme Alneel explique qu’il a fallu l’arrivée d’un convoi du Darfour sur le sit-in pour que les habitants de Khartoum découvrent que les deux dirigeants avaient planifié et participé à des crimes systématiques dans la région en guerre. «Certains avaient peur de Hemeti et pensaient qu’il valait mieux négocier pour éviter un massacre. Mais très vite, des pancartes sont apparues disant «Burhan ousskhan jabo el keizan»: «Burhan est sale, il a été placé par les keizan.»

Le 3 juin, les forces de Hemeti ont mené le même type d’atrocités à Khartoum qu’elles perpétuent au Darfour à l’échelle d’une région entière et depuis 2003. Depuis, le Conseil militaire transitionnel a multiplié les déclarations contradictoires. Après avoir annulé toutes les décisions prises lors des négociations avec les Forces pour le changement, ils ont déclaré vouloir reprendre les négociations le lendemain. Ils ont nié être responsables du massacre du 3 juin, avant que le porte-parole du conseil, Chamseddine Kabbachi, concède que l’opération avait bien été planifiée, mais contre un quartier adjacent, Colombia, connu pour son trafic de drogue. Quelques «incidents» ont ensuite entraîné la dispersion du sit-in qui, selon le Ministère de la santé, a fait 61 morts. «Ce qui s’est passé est passé», a-t-il conclu d’un ton martial dans le palais présidentiel lors d’une conférence de presse.

Dans le sous-sol d’une maison sûre, Ahmad Mahmoud, documentariste militant, filme les témoignages des survivants. «Un membre des Forces de soutien rapide a braqué son arme sur mon visage. J’ai éclaté en sanglots. ‘Pourquoi tu pleures, tu as peur?’ m’a-t-il demandé. ‘Je n’ai pas peur’. ‘Tu veux mourir?’ ‘Pas de problème.’ Là, il tourne son arme vers l’homme agenouillé à mes côtés et lui tire une balle dans la tête», témoigne l’un d’eux. «Nous récoltons ces témoignages comme autant de preuves pour une future enquête indépendante», explique Ahmad. «Nous voulons démontrer que, contrairement à ce qu’affirme le conseil militaire, c’était une attaque planifiée et coordonnée.»

*Nom d’emprunt

Article publié dans le journal suisse Le Courrier le 27 juin 2019

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