Prix Eco-Reportages 2012

La Drôme. A Valence, on croise un ex-journaliste reconverti en neuropsychologue, le sourire scotché au visage comme dans un montage Photoshop, définissant le journalisme comme un beau métier duquel il faut savoir s’éloigner au bon moment. A Saint-Marcel-lès-Valence, un jeune assistant juridique aux victimes de violences qui n’arrête pas de sourire, comme si son ombre n’arrêtait pas de le chatouiller. Entre son engagement politique au conseil municipal de la ville et son engagement associatif dans des initiatives agroécologiques, il s’est mis en tête de retaper l’ancienne ferme de ses grands-parents, dont il a hérité, pour en faire un havre d’expérimentations agroécologiques, un haut lieu de résistance culinaire où tout ce qui se mangera sortira d’un potager concocté avec amour et sans engrais. A La Roche-sur-Grâne, un ex-ouvrier agricole ardéchois originaire de Kenadsa en Algérie devenu prophète de l’agroécologie et de la décroissance, le sourire toujours aux lèvres, comme si garder les lèvres fermées attirait le mauvais oeil. Pierre Rabhi a drainé autour de lui toute une communauté d’utopistes qui passent leurs journées à réaliser leurs rêves, des Amanins à Terre et Humanisme en passant par le mouvement Colibris.

On croise tous ces gens et bien d’autres dans la région la plus bio de France. Je m’y suis rendu pour assister à la remise du prix du concours « Eco-reportages 2012″ organisé par le Club de la presse de la Drôme Ardèche, dont j’ai été le lauréat dans la catégorie pigiste. Une catégorie professionnelle que j’arpente depuis deux ans et qui m’a valu bien des journées passées le sourire aux lèvres, les zygomatiques activés par des individus étonnants et drôles, des situations belles et pleines d’espoir. J’ai aussi passé des journées à faire la gueule, le fatalisme chevillé au corps, entre interviews annulées, propositions de reportages sans réponses, sensation de produire du vent pour toute valeur ajoutée. Une récompense n’est jamais de trop pour donner l’impression d’être malgré tout sur la bonne voie. Et au final, j’ai passé le weekend à découvrir les initiatives citoyennes locales. Réjouissante sensation. Voici le reportage qui a été primé. Je l’ai réalisé en avril 2012, il y avait aussi des gens qui souriaient tout le temps, mais pas que. Car pour mener à bien leur projet de coopérative viticole solidaire, les membres de L’Olivera, comme ceux des Amanins et de Terre et Humanisme en passent comme tous les autres par des cessions engueulades, désaccords et rage enfouie. Seulement, entre toutes ces périodes de doute, ils n’oublient jamais de sourire, car au fond, ils savent bien que le sillon qu’ils tracent sent bon l’intelligence et l’avenir. Une fois n’est pas coutume, la rédaction du Courrier, journal indépendant édité à Genève, Suisse, avait accepté de publier ce reportage. Merci à eux.

Un vin qui allie solidarité et terroir

 

La coopérative L’Olivera use de la viticulture comme thérapie pour ses membres handicapés et comme ressource pour revaloriser le terroir et préserver l’environnement. Reportage.

«Parfois, ça te frappes de découvrir à quel point ils peuvent faire certaines choses mieux que toi». Toni venait juste de recevoir son diplôme d’agronomie quand il a décidé de rejoindre la coopérative L’Olivera pour faire les vendanges en septembre. La singulière expérience le pousse à rester pour la saison de l’huile d’olive en automne et on le retrouve en hiver, les genoux dans la terre calcaire en train de former les vignes avant le bourgeonnement printanier. S’il prolonge sa présence, c’est autant pour l’opportunité de travailler la vigne rarement offerte à un jeune que pour l’expérience humaine. Car pour la première fois, il travailler sur un pied d’égalité avec les 17 membres handicapés de la coopérative.

Pied d’égalité 
Depuis 1974, L’Olivera s’est donné pour but ultime de vivre et de travailler main dans la main avec les individus de la région catalane qui souffrent de handicaps mentaux. A l’origine, c’est une manière de prendre à revers la logique d’enfermement qui prévalait sous le régime franquiste. « A l’époque, la seule réponse que proposait l’administration espagnole était la construction de grands centres où peu ou prou tous les individus qui n’étaient pas conformes à la société étaient entassés. Des mouvements se proposent alors de jouer le rôle de familles pour les personnes handicapées et L’Olivera en fait partie. Sauf que nous n’étions pas des experts en psychothérapie, juste des gens comme tout le monde qui décidions de vivre et de travailler avec eux », remémore Carles, l’actuel directeur dédié à 100% à la coopérative, 34 ans après l’avoir rejoint. Aujourd’hui, les 35 membres de la coopérative récoltent les fruits de cette vision éthique ainsi que ceux qui poussent de la terre de Vallbona de les Monges, un village catalan d’à peine cent âmes en pleine renaissance grâce à la renommée acquise par le vin de L’Olivera.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

« Je peins les entailles de la vigne avec un fongicide, il est bio, entièrement naturel », explique Esteban, concentré à cette tâche répétitive, cigarette aux lèvres. Au sein de la coopérative, ce travailleur souffrant d’un handicap psychologique détient le même droit de vote que la trentaine d’autres membres, bien que Toni et Isabelle aient une qualification supérieure et exercent des tâches plus créatrices, comme la formation et l’élagage des vignes. A l’instar de Toni, Isabelle, une jeune ingénieure agronome française qui a rejoint la coopérative il y a deux ans, ne s’imagine pas travailler ailleurs ni autrement. Ce n’est pas une question de salaire, il est voté en assemblée et les écarts sont faibles, plus l’impression de participer à un projet unique en son genre.

« Nous sommes tous handicapés »
L’Olivera, à la manière des grands vins, est le fruit d’une longue maturation. En 38 années, elle est passée de la communauté spirituelle utopique à une coopérative rentable de vin et d’huile ressuscitant le terroir local. « L’Olivera est née parce qu’un prêtre de Barcelone a estimé que la différence pouvait être une chose normale. Jusqu’à présent, les gens souffrant de handicaps restaient à la maison, parce qu’avoir un enfant à problèmes était une sorte de châtiment. Mais pour José Maria Segura, nous sommes tous différents et chacun a son propre handicap », rappelle Carme. Aujourd’hui grisonnante, la responsable de l’aide sociale de L’Olivera est parmi les pionnières de la communauté lancée par le prêtre Segura et en garde un souvenir intact : « Nous étions parfois jusqu’à 300 ! Les gens entraient et sortaient comme dans un moulin. Peu à peu, des individus souffrant de handicaps psychologiques viennent vivre avec nous. Il y a d’abord eu Joan, puis Jordi, souffrant de trisomie, nous a vite rejoints, suivi de Ramon et d’Alfons. Nous vivotions de gardes d’enfants ou de culture maraîchère. Mais en 1978, quand le fondateur de la communauté meurt, nous commençons à réaliser que chacun a sa propre vision de ce que doit devenir la communauté. »

Viabilité vs communauté 
Si les pionniers de L’Olivera partagent la même indignation sur le sort réservé aux handicapés sous le régime franquiste, dur de se mettre d’accord sur le moyen de faire perdurer l’aventure : « En 1982, le conflit débouche sur le départ de tous ceux qui vivaient en communauté et Carme, son mari et moi, qui vivions dans le village, faisons face à un dilemme : faut-il fermer la maison ou poursuivre l’aventure, mais d’une autre manière ? On se dit que Joan, Jordi et les autres n’ont pas à payer nos désaccords et on décide de rester. Mais la viabilité de la coopérative a eu raison de la vie en communauté. »

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Ou presque. A 14 heures, travailleurs agricoles et œnologues se réunissent tous autour d’un repas concocté par Pere, réputé pour son gratin d’artichaut comme pour son humour incontinent. Pere partage tous ses repas dans cette résidence, où les baies vitrées offrent une vue imprenable sur les champs de vigne, avec 16 autres personnes souffrant de handicaps plus ou moins aigües. Il est sûrement le plus bavard avec Alfons, qui fait partie des meubles, mais tous partagent le même régime alimentaire et les mêmes heures de travail. A 8h30, direction les champs ou la cave à vin jusqu’à 13h30, puis le travail se poursuit de 15h30 à 18h30, heure où les membres de la coopérative ayant un pied-à-terre dans le coin retournent chez eux. Seuls ceux qui souffrent d’un handicap sérieux sont assignés à résidence et des travailleurs sociaux se chargent de leur accompagnement.

Agriculture sociale

Les journées sont intenses, mais « il y a un aspect thérapeutique indéniable derrière le travail manuel que nous perpétuons à la coopérative », juge Pau Moragas, responsable des vignes. Depuis 1996, cet œnologue de formation y supervise l’élaboration d’un vin de qualité, sans oublier les valeurs originelles de la coopérative. « Il existe une tension permanente, mais nécessaire, entre rentabilité économique et intégration sociale ». A en croire ce trentenaire mal rasé, le modèle d’agriculture sociale expérimenté à Vallbona de les Monges est encore une pratique émergente en Espagne : « L’agriculture se polarise de plus en plus entre, d’un côté, une agro-industrie basée sur la mécanisation à outrance, une superficie de plus en plus grande, un mode de production excluant les personnes peu productives et une perte de goût conséquente des produits et de l’autre, une agriculture de valeur ajoutée vers laquelle nous nous tournons ici, tant pour la qualité de ses produits que pour le respect de l’environnement local et de par son mode de production intégrateur. »

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Outre les vertus thérapeutiques du travail au grand air, Carles souligne l’autre avantage majeur qui a poussé la coopérative à choisir la culture du vin comme mode de subsistance : « En 1989, on embouteille le premier vin de Vallbona de les Monges : le Costa del Segres, un blanc sec. Cela a beaucoup apporté à la coopérative, reconnaît le directeur de L’Olivera. Le vin est un produit de prestige, il a une valeur ajoutée et cela donne du sens et de la reconnaissance au groupe. Et peu à peu, cela nous permet de devenir autonome par rapport à l’administration, d’attirer les dons de fondations, ce qui permet d’employer aujourd’hui 40 personnes. » Tandis que ses mains découpent avec agilité les sarments des vignes à l’aide d’un sécateur pneumatique, le jeune Sergi confirme : « Ce n’est pas pour rien que les gens s’intéresse à L’Olivera. Il y a quelque chose de vrai, d’authentique dans notre manière de travailler. » Ayant quitté l’école parce que « ses parents ne lui ont jamais inculqué ce qu’était une norme » selon Carme, il a trouvé sa place entre Alfons, qui recouvre les entailles de la vigne de fongicide, et Josep Maria, ouvrier agricole expérimenté, ravi de travailler la vigne avec en si bonne compagnie : « ça fait un bien fou ! Ils ont cette manière de dire les choses avec sincérité inconnu des gens « normaux » qui ont tendance à ne pas dire ce qu’ils pensent. L’ambiance s’en ressent : elle est parfois sèche, mais toujours plus franche. »

« Vignes retrouvées »
Entre deux coups de sécateur, il explique que de l’intégration des personnes fragiles et marginalisées à la préservation de l’environnement local, il n’y a qu’un pas : « En Espagne, les petits producteurs locaux ont longtemps été dépendant de quelques grandes caves qui achetaient leurs raisins pour concevoir leur vin. Puis un jour, ces derniers se sont mis à planter leurs vignes et les petits agriculteurs se sont retrouvés obligé de vendre à prix bradé, voire d’abandonner la production », rappelle-t-il. La philosophie de notre travail ici, c’est d’offrir une seconde vie à ces cultures abandonnées, comme on donne une chance à tous les travailleurs, pas seulement aux plus compétitifs ».

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Partenaire du mouvement Slow Food -une organisation présente dans 150 pays qui valorise l’alimentation éthique, locale et de qualité- la coopérative s’attèle à redécouvrir les cépages locaux abandonnés par les agriculteurs locaux et les utilise pour concevoir de nouveaux vins. Le premier résultat commercial né de cette expérimentation est un vin rouge qui porte l’étiquette « vinyes trobades » (« vignes retrouvées »). Les cépages qui le composent, du garnatxa negra au monastrell en passant par le picapoll negre, le montvedro et le garró i trobat, sont tous issus de la région de La Noguera, une zone riche mais mal connue par rapport au Penedés voisin.

Poursuivre sans illusions
L’élaboration des vins de L’Olivera repose sur le flair de Clara et Elisabeth, l’une responsable et l’autre œnologue de la cave, située dans une ancienne ferme alimentée à la biomasse. Cette année, la bouteille de Coster del Segre de L’Olivera porte une étiquette biologique. Les autres devraient bientôt suivre, « le seul élément qui ne respecte pas le critère bio pour les autres vins est la présence d’un cépage issu d’une production conventionnelle », précise Clara. La jeune brune au visage doux mais fatigué ne cache pas qu’au-delà de toutes les valeurs positives qui l’attachent à la coopérative, le quotidien est dur : « Mes premières années ont été dures, avec des journées qui finissaient au mieux à 20 h et peu d’espace pour l’intimité », avoue-t-elle. D’ailleurs, Carles ne se laisse pas bercer par les illusions quant à l’opinion de certains des membres handicapés du groupe : « Les vertus thérapeutiques prétendument associées au monde rural ne s’appliquent pas de la même manière à tout le monde. La différence, c’est qu’une personne autonome peut partir si elle s’ennuie. Les personnes handicapées, elles, n’ont souvent pas d’autre alternative que de rester », dit-il sans sourciller, en précisant qu’au cours des 38 années, seule une dizaine de personnes handicapées sont parties et autant sont rentrées à leur place.

Malgré les aléas, l’ambition sociale et écologique du projet attache. Car Carles n’a pas non plus décidé de quitter le bateau, 34 ans après, à l’instar de Carme, Pau et des plus jeunes comme Isabelle. De la communauté utopique à la coopérative réaliste, les membres de L’Olivera se lèvent chaque matin conscient de la « tension nécessaire » entre solidarité et rentabilité qui recouvre chacune de leurs décisions. Au-delà de ce que l’avenir marqué par la crise économique réserve à L’Olivera, « toutes les entreprises devraient fonctionner de la même manière », conclut Pau.