Prix Youthmedia 2011

 

Le réseau de jeunes journalistes European youth press a créé un nouveau prix journalistique l’an dernier. Une chance de plus pour les jeunes scribouillards de briller, de tenter le diable avec des reportages aux angles exigus, décalés, de dégoter des interviews improbables. Et plus simplement de toucher au cœur de ce que doit être leur profession : donner la parole à ceux qui en sont privés, décrypter les phénomènes qui nous aident à comprendre les enjeux de société, révéler au grand jour les boules puantes que les dirigeants préfèrent taire. Cette année, le thème du concours était la liberté de la presse, tout simplement. Bizarrement, ce thème à l’apparence anodine et corporatiste est un puits sans fond, en France (fadettes quand tu nous tiens) et dans toute l’Europe.

Au Monténégro, pratiquer le journalisme, c’est s’exposer à des menaces verbales permanentes, des intimidations, un conformisme étouffant, et surtout des amendes pour diffamation qui peuvent vous envoyer directement par la case prison. Les jeunes journalistes qui se forment au métier n’en ont pas plus de mérite qu’ailleurs. Mai si, sans conteste, une conviction aigüe de la valeur de l’information indépendante, et un courage redoublé pour faire face aux censeurs en tout genre. J’ai eu la chance de rencontrer des journalistes en herbe à Podgorica, et European Youth Press, sensible à leur parcours, a décidé de me remettre le prix Freedom of the press pour ce reportage. Je le republie à cette occasion.

Etre journaliste au Monténégro : punching-ball, missionnaire et poil-à-gratter


Menaces physiques ou judiciaires, salaire précaire et manque de considération, le métier de journaliste dans un pays classé 104ème au classement 2010 de la liberté de la presse par Reporters Sans Frontières n’est pas sans embûches. Paradoxe parmi tant d’autres au Monténégro, il est aussi le seul garant de l’intérêt public, faute d’opposition politique. Rencontre avec les journalistes monténégrins de demain.

 

« Je quitte mon poste la conscience parfaitement claire, sans la crainte de la moindre action légale contre moi ». 15 février 1991, 21 décembre 2010, une parenthèse de 19 ans se ferme au Monténégro avec le départ de Milo Djukanovic du poste de Premier ministre. « Tout ce que j’ai fait peut être jugé par le public et l’histoire », a-t-il ajouté, provocateur. Marko Vesovic est plus suspicieux que jamais. Le jeune journaliste du quotidien DAN, l’un des trois journaux influents du Monténégro et de loin le plus critique, est du genre à vous réciter par cœur la chronologie du procès qui aurait pu aboutir à la condamnation du Premier ministre monténégrin pour contrebande massive de cigarette, avec l’aide précieuse de la mafia italienne. Allemagne, Suisse et surtout Italie, les instances judiciaires voisines qui s’intéressent au cas Djukanovic – le symbole de la corruption politique et de la contrebande de cigarettes selon le chef de l’opposition Nebojša Medojević – ne manquent pas. Mais en parler ici peut coûter gros. Très gros.

Punching-ball

Nous sommes dans un bar en face de la rédaction où la bière se boit à la volée, il est tard quand le scribouillard se pointe : « Désolé pour le retard mais ici au Monténégro, il y a peu de journalistes et beaucoup de choses à dire ». Excuse acceptée. En l’écoutant débiter à une vitesse impressionnante et une précision au rasoir les évènements majeurs de l’histoire de son petit pays de 620 000 habitants, les racines de la corruption et du crime organisé dont il s’est fait spécialiste (jusqu’à remporter le Prix du jeune journaliste européen en 2008), je réalise qu’aucun journaliste français ne m’a jamais parlé de son boulot avec autant d’enthousiasme. Ce mec est passionné : « Je pense que les journalistes doivent être critiques face aux décideurs et défendre l’intérêt public… Et moi, j’ai toujours été gouverné par l’intérêt public », lance-t-il quand je lui demande pourquoi il a choisi le métier de journaliste. Ce n’est donc pas l’appât des 400-500 euros mensuels que touche un journaliste ici qui l’attire ? Ni les procès en diffamation qui suivent la plupart des articles critiques contre les politiques monténégrins ? « Dès que nous avons commencé à être critique envers le gouvernement, Milo Djukanovic a déclaré devant tous ses ministres que le mieux à faire était de poursuivre le Vijesti, explique Nedjeljko Rudovic, chef de la rubrique politique du Vijesti, journal de référence au Monténégro. Or la cour de justice est sous contrôle politique et nous avons écopé de 33 000 euros d’amende pour avoir publié l’opinion d’un opposant sur une privatisation du gouvernement ». Pourtant, à ses débuts en 1997, le Vijesti soutenait la politique de Djukanovic qui avait décidé de s’éloigner du dirigeant serbe Milosevic et d’arracher l’indépendance du pays. Puis en 2006, une fois l’Etat monténégrin créé, le journal s’est focalisé sur les réponses du gouvernement aux exigences de l’UE. « Nous sommes devenus un danger pour le gouvernement, qui a tout fait pour nous discipliner. »

Marko aussi a essuyé un procès en diffamation, car ici, les procès peuvent directement condamner l’auteur d’un article et non le directeur de la publication du journal pour lequel il travaille. Bienvenue dans le 104ème pays (sur 178) au classement de la liberté de la presse selon le rapport 2010 de Reporter Sans Frontières ! Un pays où les paradoxes ne manquent pas : le Monténégro est devenu officiellement candidat à l’UE vendredi 17 décembre alors qu’en août 2009, Miomir Mugoša, le maire de sa capitale Podgorica, braquait un flingue en pleine rue contre un journaliste du Vijesti et son photoreporter, après leur avoir collé une raclée avec son fils et son chauffeur : ils avaient eu le malheur d’enquêter sur le parking illégal planté devant le café « art », propriété du fiston…

Photo : (cc)Lab604/flickr

Missionnaire

Journaliste est un métier mal payé et dangereux, certes. Reste que le succès du Vijesti, lancé en 1997 par des journalistes de l’hebdo indépendant Monitor, suscite de nombreuses vocations : « Tout étudiant en journalisme rêve d’y bosser », m’avoue Radosh dans un café à l’ambiance lounge choisi par ses soins. « Dans les années 1990, il n’y avait qu’un journal, le Pobjeda. Le Vijesti et le DAN ont donné de la diversité dans le monde médiatique car si on s’en tient au Pobjeda, le Monténégro est un pays merveilleux où tout le monde est heureux ! », complète Jovana, sa camarade de classe à l’université de journalisme de Podgorica. Difficile de lui donner tort en lisant le journal le lendemain de la démission de Milo Djukanovic : « Non seulement Dieu l’a gratifié d’un charisme politique qui a fait renaître le Monténégro, mais la nature aussi l’a pourvu d’un formidable talent d’orateur, d’un pragmatisme politique phénoménal et, pourquoi ne pas le dire, d’une rare et véritable beauté masculine », y écrivait Blagota Mitrić, un intellectuel monténégrin. Et Nedjeljko Rudovic de confirmer : « Avant le Vijesti, 80% de l’information venait de Serbie. Aujourd’hui, 80% provient de Vijesti et Dan. Ces médias ont offert aux Monténégrins la possibilité de se faire leur propre éducation politique après un siècle tourné vers Belgrade. »

Poil-à-gratter

Etre journaliste pour un jeune monténégrin, c’est résister aux dérives du pouvoir et construire une opinion publique nationale. Mais pour le devenir, c’est tout autre chose. Au dernier étage de la fac de sciences politiques, l’ambiance est à l’interro pour les étudiants en journalisme. La formation existe depuis quatre ans, mais le constat est unanime pour la trentaine d’élèves du cours d’histoire de la presse : pas assez de pratique, trop de théorie. Alors à la sortie des cours, pour assouvir leur désir de terrain, Radosh et deux camarades parcourront le centre-ville à grandes enjambées, direction les studios d’Atlas TV où ils préparent et animent une émission hebdomadaire faites « par les jeunes et pour les jeunes » depuis trois mois. Cette semaine, ils interviewent des jeunes engagés en politique et, visiblement, l’exercice laisse des traces : « Il me sort son speech sur la qualité de la politique de son parti envers la jeunesse », grogne Radosh, déjà secoué par la demande du politicien de lire les questions avant l’interview… « Et il est énervé parce que je ne lui pose pas les questions prévues ! » Journalistes en herbes, faciles à intimider, se disait peut-être le membre du Parti Démocratique des Socialistes ? Pas si sûr. Et à écouter Radosh parler de Ferhat Dinosha, ministre des Droits de la personne et des Minorités, lequel a déclaré il y a peu que « l’existence des homosexuels est une mauvaise chose pour le Monténégro », on se dit qu’avec ces nouvelles recrues, les jeunes journalistes vont peu à peu étendre leur critique de la corruption politique aux relations entre pouvoir et société civile, de la défense de l’intégrité à celle des LGBT.

 

Photo : (cc)jef.europe/flickr

 

Cet article fait partie d’Orient Express Reporter 2010-2011, la série de reportages 
réalisés par cafebabel.com dans les Balkans. Pour en savoir plus sur Orient Express Reporter.
Photos : Lever de soleil sur Podgorica : (cc)Lab604/flickr ;
"Give democracy a chance" : (cc)jef.europe/flickr

 

Lors de ce reportage, qui a duré quatre jours en décembre 2010, j’ai travaillé en duo avec le photographe taïwanais basé en Slovénie Simon Chang. Il a publié un photo-reportage à son retour. Au moins d’aussi bonne qualité que celui qu’il avait publié un an plus tôt, quand nous étions allé prendre le pouls de la banlieue nord de Paris. Simon est un photographe à part, doué d’une gentillesse et d’une empathie extrême, notamment avec les personnes qu’il photographie. Ou plutôt avec qui il prend des photos, vu qu’il ne voit son travail possible que comme un échange, une collaboration avec le sujet photographié. A Podgorica, nous avons eu des débats, parfois houleux, sur notre rôle dans ce petit pays pauvre des Balkans, nous, mandataires d’un média dont le siège est à Paris. Intransigeant, le photographe vit aujourd’hui en Slovénie, avec les gens qu’il prend en photo. Il n’a pas beaucoup pris de plaisir à passer quatre jours dans un lieu, prendre des clichés et prendre la fuite… Mais j’ai beaucoup appris de son regard photographique, et je pense qu’il a lui-même appris au cours de ces quatre jours à Podgorica, en compagnie de Marko Vesovic, Radosh Mushovic et Jovana Zivkovic.

 

Vous pouvez aussi retrouver sur cafebabel.com
le dossier complet né de ce reportage au Monténégro !