Les rois de la jungle urbaine

Issu d’un atelier musique dans les foyers d’hébergement d’urgence des Grands Voisins, à Paris, Kacekode cultive le métissage fraternel sur un album baptisé Exils. Rencontre.

C’est l’histoire d’une rencontre réussie entre solidarité et créativité, entre un luthier affable et un danseur d’afrobeat explosif, entre un dessinateur d’animaux et un punk à la dégaine d’hyène. Le résultat casse les codes musicaux. Reportage à l’occasion de la sortie d’Exils, le deuxième album de Kacekode.

«Moi, je suis d’abord un businessman», dit Khalifa, un grand échalas sénégalais de 32 ans. Miraculeux, alias Mira, son comparse ivoirien, et le luthier Adrien Collet éclatent de rire. Avec Harry James, le batteur dessinateur, et Mathurin Maine, bassiste et marbreur de papier, ils viennent tous d’horizons différents et forment pourtant le groupe Kacekode, né aux Grands Voisins, le plus grand tiers-lieu d’Europe qui a fermé ses portes fin septembre après quatre années d’accueil solidaire et créatif en plein Paris.

Comme un village

«Eh oui, businessman, continue Khalifa, imperturbable. Je vendais des tours Eiffel au Trocadéro. Les policiers arrivent, tu cours, s’ils t’attrapent, tu perds tes marchandises. J’ai souffert.» Un ami lui dit un jour de venir aux Grands Voisins, où un certain Adrien joue de la musique. «Quand je suis arrivé, j’ai eu la chair de poule. Je suis resté six mois sans sortir. C’est comme un village. Ici, t’as le moral.»

Mira aussi est arrivé en bout de course dans l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul reconverti en espace d’occupation temporaire par les associations Aurore, Yes We Camp et Plateau Urbain. «Quand je suis arrivé ici, j’étais dans le rouge. J’avais tout perdu. Ma famille, ma maison, mon boulot. Si Adrien ne m’avait pas proposé de faire partie de Kacekode, je n’aurais pas fait le premier pas.»

«Entre le Palais de Tokyo et le squat»

Autour du trio assis dans la cour Robin de l’ancienne maternité, des «hébergés» de l’un des centres d’hébergement d’urgence passent faire la causette; des «occupants» d’un des locaux loués à bas coût aux porteurs de projets profitent des derniers jours de soleil et quelques flâneurs venus de l’extérieur boivent un coup sous un chapiteau en bois, la matière première de cette occupation éphémère située dans le 14e arrondissement. Les Grands Voisins?

«C’est entre le Palais de Tokyo et le squat», résume Harry James en référence au musée d’art contemporain parisien. A la fois batteur du groupe Kacekode et dessinateur, il a dessiné l’affiche du concert de clôture des Grands Voisins. Chaque membre de Kacekode a une tête d’animal. «A l’époque, je peignais des animaux et quand je voyais Thierry Miekisz – un punk qui chantait sur le premier album –, il me faisait penser à cette image de hyène. Je me suis dit ‘putain, ce serait drôle de le dessiner comme ça’. J’essaie, je mets un perfecto à la hyène, là-dessus, magique, il arrive dans l’atelier! Moi je suis tout gêné, mais il regarde le dessin et dit: ‘Mais c’est moi!’ Du coup c’est parti de là. Mira, c’est le lion, c’était obligé, il a tellement de force en lui. Khalifa, c’est le gnou. Un gnou, ça a toujours la tête dans les nuages. Il a une force tout en étant très calme.»

Force tranquille, c’est aussi l’énergie émanant d’Adrien Collet, qui s’est retrouvé avec une tête de girafe. Il lui a fallu une volonté de fer pour transformer des cours de guitare gratuits en un groupe accompli, avec les moyens du bord. «Au départ je suis passionné de guitare, j’en ai fait mon métier. Je me suis rendu compte que c’était aussi un outil pour créer du lien. J’ai proposé des cours de guitare dans les foyers d’hébergement d’urgence des Grands Voisins. J’ai vite vu qu’on pouvait aller plus loin. Du coup on a monté un studio d’enregistrement de bric et de broc.»

Quand Khalifa, Mira et Thierry étaient dans la galère, le luthier leur ouvrait la porte du studio pour en faire un abri. En 2018, le premier album de Kacekode, Rencontres de voisins, est concocté par une douzaine de musiciens de tous bords. Le cocktail est explosif, entre le punk de Thierry, les compositions orientales de Néji et, déjà, l’afrobeat de Mira. La guitare d’Adrien s’occupe de la toile de fond.

«C’est important de rêver»

A l’époque, l’occupation temporaire, née d’un accord entre la mairie du 14e arrondissement et Aurore, arrive à son terme. Surprise: le repreneur accepte de prolonger l’expérience deux années de plus. Le groupe Kacekode se resserre et affine son style, au carrefour d’influences afrobeat, rock et autres sons du monde. Comment définir une musique qui entend casser les codes? «J’ai lu afrogroove, c’est pas mal. Afro, forcément. C’est pop, doux souvent, et ça fait du bien aux oreilles», résume Harry James.

Quatre ans après les premiers cours de guitare, Kacekode sort des Grands Voisins pour se produire à Paris et ailleurs. Mais la galère des débuts n’a pas disparu. «On ne réinvestit rien, vu qu’on n’est pas dans une situation confortable financièrement», explique Adrien. «On est des sans-papiers avec Khalifa! Il n’y a pas de marge, tout est de l’urgence», ajoute le lion Mira. Khalifa a beau être privé du précieux sésame, son imaginaire n’a pas de frontières. «C’est important de rêver. Quand j’étais petit au Sénégal, je me disais qu’un jour peut-être, j’irais dans les rues de Paris».

Il en aura fallu de peu pour qu’il monte sur scène au Trocadéro, là où il vendait des tours Eiffel, à l’occasion de la journée mondiale du refus de la misère. La pandémie a imposé une pause, mais Kacekode jouera le 28 novembre à Main d’Oeuvre à Saint-Ouen et, en attendant, fait sa sortie sur les plateformes numériques dans dix jours.

Kacekode, Exils. Infos sur facebook.com/KaceKode

Article publié dans le journal suisse Le Courrier le 21 octobre 2020

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