Soudan: le refus du régime sec 2/2

Alors que les militaires au pouvoir à Khartoum ont trouvé un accord vendredi en vue d’une transition vers la démocratie, Le Courrier revient avec un reportage sur les racines du mouvement de protestation.

En cette matinée du 14 juin, voilà une demi-heure que Reem Abbas, journaliste et activiste issue de la classe moyenne de Khartoum, cherche un café ouvert, mais la capitale a des airs de ville morte où seuls les paramilitaires et les travailleurs pauvres s’activent lentement. Après la dispersion sanglante du sit-in révolutionnaire de la Qiyadah, le 3 juin à l’aurore, les habitants de Khartoum, encore sous le choc, ont répondu massivement à l’appel à la désobéissance civile lancé par l’Alliance pour le changement et la liberté.

Trois jours durant, les stores de toutes les boutiques sont demeurés fermés, et de nombreux employés de services comme l’électricité, l’aéroport et la banque centrale ont cessé de travailler. Mais la journaliste découvre deux jours plus tard que les Soudanais ne sont pas disposés à se remettre au travail comme si de rien n’était: «D’habitude, ces lieux sont bondés et l’on doit faire la queue pour s’y installer! Je pense qu’il s’agit d’une résistance civile silencieuse. Les habitants de Khartoum ne veulent rien faire d’autre que de continuer à s’opposer aux dirigeants qui ont mené cette répression sanguinaire.»

Au lendemain du massacre qui a fait au moins 128 morts et des centaines de blessés selon le Comité des médecins du Soudan, présent auprès des manifestants, le Conseil militaire transitionnel a appelé les Soudanais à reprendre leur vie normale. Les Forces de soutien rapide, la milice dirigée par Hemeti, le numéro deux du Conseil militaire, ont détenu plusieurs employés en grève, tandis que de nombreuses sanctions sont depuis tombées contre des établissements ayant gardé leurs stores baissés.

De quoi accroître le penchant sarcastique déjà prononcé d’Ali Dinar*, activiste vivant à Khartoum: «Reprendre une vie normale? Mais si avec la coupure d’internet qu’ils ont imposé, les entreprises ne peuvent pas fonctionner, les compagnies de taxi font faillites et les transferts bancaires sont devenus impossibles?»

L’activité normale, pour lui, est de sortir chaque matin acheter un paquet de cigarettes aux vendeurs de rue pour connaître le taux d’inflation: «Chaque jour, le prix change: aujourd’hui le paquet est à 50 livres, hier c’était 40, la semaine dernière 20!»

L’inflation, c’est l’étincelle qui a déclenché le soulèvement populaire fin 2018, dont l’ampleur et la détermination ont abouti à la chute du dictateur Omar el-Bachir ce 11 avril. A Damazin d’abord, puis à Atbara, ville de cheminots située au nord de la capitale et berceau de la contestation syndicaliste, la population est descendue dans la rue pour protester contre le triplement du coût du pain, la denrée de base des citadins.

Mais très vite, le mouvement de contestation contre la vie chère a pris une tournure politique. Muzan Alneel, activiste basée à Khartoum, se souvient bien de cette mutation: «Deux mois plus tôt, l’Association des professionnels soudanais avait appelé à une marche vers le parlement pour demander un amendement augmentant le salaire minimum de 400 livres (8,6 francs) à 8000 (173 francs). Mais avec les manifestations de Damazin et d’Atbara demandant la chute du régime, ils ont compris qu’aucun changement économique satisfaisant ne se produirait sous ce régime. Le mot d’ordre de la manifestation est donc devenu ‘tasgut bas’: le renversement, c’est tout.»

Le 25 décembre 2018, le mot d’ordre est scandé par les militants issus de la classe moyenne dans les rues de Khartoum, ce qui en décontenance plus d’un: «Un ami me faisait alors la blague suivante: en province, les gens sont sortis dans la rue pour se plaindre de la crise économique et de l’inflation, mais à Khartoum, tous les gens présents dans la rue sont payés en dollars américains, donc pourquoi manifestent-ils?»

Les contours d’une réponse apparaissent au regard de l’histoire récente du pays, un enchevêtrement de coups d’Etat mettant fin à de courtes périodes démocratiques, de guerres civiles et de rébellions armées suivies d’une répression paramilitaire féroce. En 2000, à la sortie des mosquées de Khartoum, un groupe autoproclamé «les chercheurs de vérité et de justice» distribue un livre sous le manteau. Son titre: Le livre noir: déséquilibre du pouvoir et de la richesse au Soudan. Statistiques officielles à l’appui, l’ouvrage dénonce une réalité implacable: la région du Nord du Soudan, habitée par seulement 5% de la population, concentre l’écrasante majorité du pouvoir et de la richesse et, en son sein, c’est une élite issue de trois tribus qui mène la barre: les Ja’aliyiin du président, Omar el-Bechir, les Shaygiyya du vice-président, Ali Osman Mohamed Taha, et les Danagla du ministre de la Défense, Bakri Hassan Saleh. Le livre va circuler clandestinement dans tout le pays et provoquer un ressentiment profond.

Pétrole et endettement

Au fil de la décennie qui suit, certains membres de ce groupe participent au soulèvement armé du Mouvement pour la justice et l’égalité au Darfour. Cette région située dans l’Ouest du pays, jadis cœur historique du Soudan à l’époque du royaume des Four au XVIIIe siècle, est la grande oubliée du pouvoir centralisé à Khartoum. Dans Darfour, une nouvelle histoire d’une longue guerre, Julie Flint et Alex de Waal écrivent: «Les villageois du centre et de l’est du Soudan se plaignaient que leurs terres soient occupées par des agro-industriels avec des titres de propriété et des tracteurs. Mais au moins ils recevaient un minimum de développement. Au Darfour, si distant de tout marché de taille, il n’y avait pas d’investissement du tout.»

C’est pourtant la «décennie du pétrole», grâce à laquelle le Soudan touche 70 milliards de dollars issus de l’or noir entre 1999 et 2011. Selon Transparency International, 9 milliards de dollars de ces revenus ont été détournés par les dirigeants d’un pays que l’ONG classe 170e sur 176 à son classement mondial sur la perception de la corruption. Des revenus qui, selon Suliman Baldo, analyste de l’ONG Enough Project, ne sont pas investis dans le secteur agricole, qui emploie pourtant 80% de la main-d’œuvre soudanaise et contribue à 40% de son PIB. Pis, le régime continue d’emprunter pour des dépenses visant à consolider son assise, faisant culminer la dette publique à 56 milliards de dollars, jugée insoutenable par le FMI.

La perte du Sud

Cet organisme a pourtant contribué à façonner le piège de la dette dans lequel s’est enferré le Soudan, et ce dès 1979. Le chercheur de l’université de Bremen Dirk Hansohm explique que l’organisme international impose cette année-là un plan de six ans d’austérité au régime du dictateur Gaafar Nimeiri, qui avait d’abord refusé ces mesures en 1978, craignant leur impact social. «Les indicateurs économiques montrent que la situation a empiré. (…) Le Soudan a perdu sa capacité de poursuivre des options alternatives en grande partie due à la nécessité d’obtenir des devises étrangères pour continuer à payer les intérêts de la dette», conclut le chercheur.

En 2011, avec l’indépendance du Soudan du Sud, Khartoum perd soudain 75% de ses réserves de pétrole, qui constituaient 95% de ses exportations et plus de la moitié des revenus du pays. De nouveau, le régime d’Omar el-Bechir met en œuvre des mesures d’austérité drastiques qui font descendre les Soudanais dans la rue. En septembre 2013, des manifestations sont réprimées dans le sang, faisant plus de 170 morts. Le FMI n’en salue pas moins le mois suivant les «progrès réalisés par le Soudan, incluant la mise en œuvre de mesures réformatrices difficiles».

Le joug des pétromonarchies

Au bout du compte, explique Muzan Alneel, même la classe moyenne a été paupérisée, ce qui explique sa participation aux manifestations actuelles: «L’Etat soudanais est devenu une entreprise permettant au cercle d’Omar el-Bechir de s’enrichir. Ils ont transformé beaucoup de services publics en sociétés privées et, au lieu de développer le secteur agricole pourtant vital pour les Soudanais, ils se dirigent vers les sources d’argent facile: avant, c’était le pétrole, aujourd’hui, ce sont les mines d’or.»

La ruée vers l’or, débutée en 2011 pour compenser les pertes de revenu du pétrole, a été encouragée par les Emirats arabes unis, principal acheteur de ce minerai contrôlé en majorité par les redoutés chefs de milices Musa Hilal et Hemeti, responsables de crimes au Darfour. La monarchie du Golfe a par ailleurs acquis des baux de nonante-neuf ans sur plusieurs milliers d’hectares de terre arable au Soudan pour cultiver du fourrage pour ses propres vaches laitières, à l’instar de l’Arabie saoudite. Au moins cinq morts sont à déplorer entre 2016 et 2017 dans la répression des manifestations de paysans déplacés par cet accaparement des terres.

Ayant vassalisé l’économie soudanaise, les monarchies du Golfe n’hésitent plus à dicter leur vision politique au régime. En 2014, ils mettent ainsi fin aux liaisons bancaires avec le Soudan, en réponse à son rapprochement avec l’Iran et les Houthis au Yémen. Déstabilisé, le régime soudanais doit changer son fusil d’épaule. En 2015, Omar el-Bechir engage son pays dans la coalition dirigée par l’Arabie saoudite contre les Houthis au Yémen. De quoi faire enrager Salma*, jeune activiste: «Nos terres étaient déjà des commodités. Désormais, même les corps de nos jeunes sont vendus pour aller faire une guerre qui n’est pas la nôtre.» Le 21 avril, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont promis une aide de 3 milliards de dollars au Soudan.

*Nom d’emprunt

Article publié dans le journal suisse Le Courrier le 8 juillet 2019

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