Piégés dans la Ghouta

Dans la Ghouta orientale, près de Damas, près d’un demi-million d’habitants subissent un siège depuis cinq ans qui les oblige à se réinventer pour survivre. Les bombardements y ont tué au moins 335 civils en quatre jours.

Sur une liste de plus de 500 malades nécessitant une évacuation d’urgence, le régime syrien a permis à 29 personnes de sortir de la zone rebelle de la Ghouta orientale fin 2017. L’un des groupes armés d’opposition de cette banlieue est de Damas, Jeish al-Islam, s’était engagé à libérer des soldats de l’armée syrienne en échange. A l’époque, Francesco Rocca, président de la Fédération internationale de la Croix-Rouge, se voulait optimiste: «Nous espérons que cette initiative n’est que la première étape dans l’évacuation de tous ceux qui en ont besoin», déclarait-il au Courrier. Mais, début février 2018, les forces aériennes syriennes et russes ont lancé une campagne de bombardements d’une violence jusqu’ici jamais atteinte, tuant plus de 200 civils en cinq jours. Depuis lundi, les bombardements ont repris et fait au moins 335 victimes civiles. A peine entrouverte, la porte donnant sur le monde extérieur a été claquée sur les doigts des habitants de la Ghouta, les renvoyant à leur quotidien de deuil et de privations.

Prison à ciel ouvert
«Les assiégés rêvent de l’ouverture de la route, de la même manière que les prisonniers fantasment sur une amnistie », écrit fin 2017 Osama Nassar dans les pages du journal Al-Jumhuriya, comparant le siège de la Ghouta à l’expérience des détenus des geôles syriennes.

L’activiste pacifique syrien en sait quelque chose. Arrêté et torturé pour son rôle dans le déclenchement de la révolution syrienne en 2011, le voilà désormais enfermé à Douma, capitale de cette région assiégée par l’armée syrienne depuis octobre 2013. Ravitaillée tant bien que mal depuis des tunnels partant de Qaboun et de Barzeh, la zone rebelle a été totalement coupée du monde en février 2017, quand l’armée syrienne a remis la main sur ces deux bourgades. Depuis, pour Osama Nassar, cette région agricole de l’est de Damas n’est «pas simplement une zone assiégée, mais plutôt un camp de concentration, une prison géante». La créativité pour survivre

Or la survie en prison demande un niveau élevé d’ingéniosité, de patience et de solidarité. C’est la clé pour pénétrer dans ce qu’Osama Nassar nomme «un univers extraordinaire par ses inventions et ses alternatives: électricité et réseau aquifère alternatifs, hôpital alternatif, combustible alternatif, alimentation alternative, un lieu de vie et une famille alternative».

Feu, débris, faim, survie – Crédit: Emmanuel Haddad

Giath Alddin Zeen, président de l’ONG Ghiras el Nahda dont les programmes de développement se concentrent sur la région assiégée, rappelle les premiers pas qui ont débouché sur l’éclosion de cet «univers extraordinaire»: «A partir d’octobre 2013, plus rien ne passe par la route vers la Ghouta. Jusqu’ici, nous distribuions des kits alimentaires et médicaux. Nous débutions alors des projets de développement, à partir des ressources présentes sur place. L’achat de chèvres et de moutons et le soutien à la production laitière par exemple, ainsi que les projets agricoles», détaille-t-il depuis la Turquie où il est réfugié.

A l’origine, la Ghouta est le grenier agricole de Damas, et ses habitants ont la main verte. Mais avec la multiplication des bombardements aux barils de TNT, aux roquettes à sous-munitions et aux armes chimiques, doublée de l’explosion du prix du carburant, il devient presque impossible aux agriculteurs de maintenir leurs cultures vivrières. Giath Alddin Zeen explique: «Nous avons créé sur place un centre de recherche composé de médecins et d’ingénieurs. Ils ont développé la technique du biogaz, afin de créer de l’électricité à partir de déchets naturels comme le fumier des animaux. Et pour pallier le manque de nourriture, nous avons décidé de développer la culture du champignon.» Riches en protéines et en vitamines D, les champignons ont aussi l’avantage de pousser en intérieur. «Le projet n’a pas été facile, poursuit M. Alddin Zeen. Le centre de recherche a été bombardé, mais un an plus tard nous avons finalement mené l’expérience à son terme, jusqu’à produire 2,1 tonnes de champignons. Actuellement, nous formons 180 personnes à cette culture, afin de la diffuser.»

Activiste pacifique de la première heure depuis Alep, Marcell Shehwaro ne cessait de se demander ce que signifiait vivre assiégé pour un enfant. Elle a rejoint un groupe d’activistes qui parrainent chacun depuis l’extérieur un enfant malade de la Ghouta. Depuis plusieurs mois, elle tente d’améliorer le quotidien de Bilal1, un bambin atteint d’un cancer qui lui paralyse la moitié du corps, faute de traitement. «Malgré les difficultés, les habitants de la Ghouta ont mis en place des initiatives inouïes, raconte-t-elle depuis Beyrouth. Il y a par exemple une école unique en son genre dans tout le pays, qui mélange les enfants handicapés avec les autres. Il y a aussi une école pour sourds-muets.»

Feu, débris, faim, survie – Crédit: Emmanuel Haddad

Les médicaments n’entrent pas
Mais toute l’ingéniosité du monde ne peut rien face à la violence aveugle d’une bombe. Et récemment, celles larguées jour et nuit depuis le ciel syrien visaient aussi les écoles. «Mon fils de 12 ans ne va plus en classe depuis plus d’une semaine», décrit Nivin, membre de l’association féministe syrienne Women Now, depuis Qitaa al-Aousat, dans la Ghouta. «Beaucoup de ses camarades sont morts sous les bombes. Il a aussi un ami qui souffrait du coeur et qui est mort faute d’avoir pu être évacué à temps», livre-t-elle par WhatsApp.

Car la médecine alternative a ses limites. Dans un rapport publié en septembre 2017, l’ONG Syrian American Medical Society (SAMS) évoquait les conséquences macabres du siège imposé par le régime syrien, qui empêche l’entrée de médicaments dans la Ghouta: «Des milliers de patients souffrant de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’insuffisance rénale, d’asthme ou d’épilepsie risquent la mort faute de pouvoir suivre un traitement.» Les maladies contagieuses comme la typhoïde, la salmonellose ou la tuberculose se répandent à cause des conditions de survie misérables provoquées par le siège. Membre de SAMS, Mohamad Katoub chiffre désormais à 765 le nombre de patients de la Ghouta nécessitant une évacuation médicale d’urgence. Début février, il annonçait la mort de Zuhreih Kadado, le 24e patient sur cette liste mort faute de soins.

La dernière poche rebelle de Damas

La Ghouta orientale est la dernière poche rebelle à subir la stratégie de «reddition ou famine» du régime. Madaya et Zabadani, Homs, Darayya, Moadamiyeh puis Alep, toutes les villes échappant au contrôle de Damas sont retombées dans son escarcelle après des mois ou des années de siège, allié à des campagnes de bombardements indiscriminés. Condamnée par le droit humanitaire international, la pratique du siège s’est pourtant imposée comme l’arme la plus efficace du régime pour étouffer les velléités de changement. Bien qu’elle réalise les levées de fonds les plus importantes de son histoire pour la Syrie, l’ONU parvient rarement à délivrer de l’aide à ces populations assiégées. Le 14 février 2018, neuf camions d’aide humanitaire ont finalement pénétré dans la Ghouta, après quatre mois sans aucune aide extérieure. Conséquence, les prix des denrées de base sont inabordables sur place. «Jusqu’à 33 $ le kilo de farine, 10 $ le litre de combustible», s’alarme Giath Alddin Zeen. «Le problème est le manque de suivi dans l’aide humanitaire. Les ONG internationales disent rester à Damas pour faire pression sur le régime, mais ça n’a objectivement pas de résultats», dénonce Marcelle Shehwaro.

Reste que les civils de la Ghouta souffrent de deux maux. Assiégés par l’armée syrienne, ils subissent aussi la fragmentation et la radicalisation de l’opposition, en majorité financée par des pays du Golfe. Dans la Ghouta, Jeish al-Islam, groupe salafiste-djihadiste, s’oppose ainsi à Faylaq el-Rahman, branche de l’Armée syrienne libre, pour le contrôle de la région. Hayat Tahrir al-Cham (ex Jabhat al-Nosra, branche d’al-Qaeda en Syrie) y déploie aussi ses hommes, bien qu’en nombre réduit. Leur déchirement ont accéléré les récentes défaites militaires qui ont permis à l’armée syrienne de reprendre la main sur les tunnels d’approvisionnement.

Après l’épreuve du siège et des bombardements, les civils et les combattants de Homs, de Darayya ou d’Alep ont été déplacés de force vers Idlib, dans le nord-ouest du pays. Mais pour Marcell Shehwaro, «cette possibilité n’existe plus pour la Ghouta. Aujourd’hui, Idlib est sous les bombes et en passe d’être rayé de la carte par l’armée syrienne et ses alliés. Que vont-ils faire du demi-million d’habitants de la Ghouta?»

1 prénom modifié

Article publié le 21 février dans le journal suisse Le Courrier.

                      
                

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