Le feu aux poudres

Un bidonville de Roms a été incendié en juin par une bande de jeunes d’un quartier sensible. Simple fait divers ou symptôme de l’échec de la politique française? Reportage à Grenoble.

Le vent alpin siffle en bourrasques le long des coursives du quartier Mistral de Grenoble et, avec lui, les mots s’infiltrent comme des courants d’air dans les appartements mal isolés: «Va pas là-bas, y’a les Roumains!» dit un père à son enfant à bicyclette. «Vous avez volé notre vélo, bande de voleurs!» crient des jeunes du quartier à une mère de famille roumaine… Pendant un an, un bidonville habité par une vingtaine de familles roumaines de culture rom s’est greffé à ce quartier dit prioritaire, où 46% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté selon les chiffres du Ministère de la cohésion des territoires.

Dans la nuit du samedi 9 juin, tandis que le centre-ville de Grenoble était envahi par des milliers de fêtards déguisés à l’occasion de la Fête des tuiles, neuf baraques du bidonville ont pris feu. Le lendemain, cinq autres ont été réduites en cendres. Les habitants de ces frêles abris faits de cagettes en bois et de bâches en plastique avaient déjà pris la fuite, chassés quelques heures plus tôt par un groupe de riverains.

Rhétorique raciste

Que l’incendie soit criminel ne fait aucun doute pour les médias locaux: «Une bande de jeunes s’en est pris aux habitants d’un camp de Roms avant de mettre le feu à leurs baraquements», informe la radio France Bleu Isère dans sa rubrique «fait divers». Mais le motif n’est pas précisé: «On ignore les raisons de ce déchaînement de violence soudain», se défausse le journaliste. Et pourtant, si l’on écoute les bruits qui courent depuis plusieurs mois dans le quartier, une rhétorique émerge, chargée de préjugés racistes contre les Roms et de reproches envers les autorités municipales.

Insalubrité, trafic de ferraille, caves forcées, vol de vélos… Les griefs de certains habitants de Mistral contre leurs voisins indésirables n’ont eu de cesse avant l’incendie du campement. Ils ont parfois été accompagnées de menaces ouvertes, qui n’ont pas été prises suffisamment au sérieux par les autorités locales. Fin avril, la Ville de Grenoble avait obtenu l’accord du juge pour procéder à l’expulsion du campement, situé à l’emplacement d’un futur centre de tri postal. Conformément à la circulaire du 26 août 2012 (lire ci-dessous), des agents du Centre communal d’action sociale (CCAS) devaient réaliser un «diagnostic social» auprès de ses habitants, afin d’évaluer un relogement futur.

Au cours de l’une de ces visites début mai, tandis qu’ils demandaient aux Roms de nettoyer le campement pour rassurer les riverains, un habitant, cheveux et bouc poivre et sel, les interpellait: «Il faut aussi leur dire d’enlever la ferraille. Sinon je vais appeler les merdeux du quartier et ça va chauffer ici je vous préviens. S’ils ne bougent pas d’ici, j’appelle les merdeux et ça va partir en cocktail molotov et tout!» A l’époque, les agents s’étaient contentés de hausser les épaules et de poursuivre leur mission.

Manque de moyens

Depuis son bureau, Alain Denoyelle, adjoint à l’action sociale du maire de Grenoble et vice-président du CCAS, soupire: «On se disait que l’expulsion devait se passer l’été pour éviter aux enfants du campement de ne pas terminer leur année scolaire. Les tensions à Mistral ont fait en sorte que des gens se sont sentis autorisés à ‘faire justice’ de leur propre chef, ce qui n’est pas acceptable.»

A la suite de l’incendie, la Ville a déposé une plainte devant le procureur et envoyé une lettre aux habitants de Mistral pour dénoncer les agissements d’une minorité d’énervés. Mais dans le quartier, les flammes n’ont surpris personne: «On ne peut pas laisser la misère s’ajouter à la misère indéfiniment. Les pouvoirs publics auraient dû comprendre ça et intervenir avant», avance le directeur d’un centre sportif local dans les pages du Dauphiné libéré, le quotidien régional. Pour Alain Denoyelle, «rien ne peut justifier une telle violence», mais l’élu reconnaît une certaine impuissance: «Normalement, il revient à la Ville d’assurer la salubrité des lieux. Les ordures, on y arrive, l’accès à l’eau potable et les toilettes, moins. Parfois il n’y a pas d’accès direct à l’eau potable, et nous ne pouvons pas les brancher à une borne d’incendie. Pour les toilettes, on a fait des essais avec des toilettes de chantier, mais sans eau potable sur place, cela nécessite la venue fréquente d’un agent pour les nettoyer. Tout ça nécessite des ressources humaines dont on ne dispose pas», concède M. Denoyelle.

Chercher du travail

Le manque de ressources, c’est aussi ce qui a poussé ces familles à quitter la Roumanie pour s’installer sur ce terrain vague accolé à une sortie d’autoroute française. Rencontré sur le campement avant sa destruction, Florian Covaciu, aujourd’hui autoentrepreneur dans le bâtiment après avoir trimé en France pendant huit ans, comptait des parents proches et des amis parmi les habitants des baraques: «Nous venons de la région d’Oradea, à la frontière avec la Hongrie. Là-bas, nous n’avons même pas de quoi construire une maison et c’est pour cela que nous venons en France, pour chercher du travail. Depuis 2014, nous avons le droit de travailler ici. Le problème, ce sont les préjugés envers les Roms. Et le manque d’aide. C’est moi qui ai inscrit mes frères à Pôle emploi et à l’Aide médicale d’Etat car ils n’avaient aucun soutien. Aujourd’hui, deux d’entre eux travaillent et le dernier a obtenu un permis pour récolter de la ferraille légalement», dit-il, non sans fierté.

Et le futur des Roms expulsés? Ils se sont réinstallés dans un autre bidonville, un ancien hangar privé dont ils sont à nouveau expulsables, maugrée Alain Denoyelle. «Nous allons continuer les démarches d’insertion, mais seulement la moitié des familles pourront en bénéficier, car l’hébergement d’urgence, géré par la préfecture, fait défaut», reconnaît-il. Les enfants sont retournés à l’école, visiblement éprouvés, selon leurs professeurs. Pour eux, rien ne sera jamais facile. Peu avant l’incendie, Elenia, âgée de 8 ans, se plaignait en français de devoir balayer et cuisiner en plus d’aller à l’école, avant de conclure d’un sourire désarmant: «La vie c’est pas très beau, c’est dur!»

D’une expulsion à l’autre

Le sort lugubre des Roms de Mistral n’est pas un cas isolé. En 2017, «11 309 personnes issues de la communauté rom ou désignées comme telles ont fait l’objet d’expulsions de 130 lieux de vie, bidonvilles et squats, situés en France», selon le recensement annuel du Collectif national droits de l’homme Romeurope, qui regroupe 45 associations et collectifs en France. Parmi elles, «1093 ont été expulsées à la suite d’incendies qui se sont déclarés dans douze lieux de vie informels».

Européens depuis 2007 et libres de travailler en France depuis la levée des mesures transitoires concernant les citoyens roumains et bulgares le 1er janvier 2014, les Roumains de culture rom restent perçus comme des Européens à part. Stigmatisés, par les politiciens de tout bord. «Ce sont des zones de non-droit qu’on ne peut pas tolérer en France», martelait le président conservateur Nicolas Sarkozy en juillet 2010 à propos des bidonvilles roms. Trois ans plus tard, le ministre de l’Intérieur socialiste Manuel Valls allait plus loin dans les pages du Figaro: «Les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays, pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution.»

Début janvier 2018, huit ministres ont signé une instruction au gouvernement pour la résorption des bidonvilles, «afin de dépasser l’approche centrée sur les évacuations et d’inscrire l’intervention publique dans une dimension plus large (…) alliant à la fois programmes d’insertion en France, respect des lois de la République et du droit au séjour, actions de réinstallation dans le pays d’origine et coopération transnationale.»

Dont acte? «L’Etat assigne un objectif de réduction des squats et bidonvilles, mais quand on leur demande ce qui se passe après l’expulsion, ils disent que c’est une autre procédure et qu’on va y réfléchir dans un second temps», s’emporte Alain Denoyelle. L’élu grenoblois regrette que l’Etat, responsable du logement d’urgence, ne propose souvent que des solutions à une minorité des personnes expulsées des bidonvilles. Selon le recensement de Romeurope de 2017, «la moitié des expulsions ont été exécutées sans qu’elles aient été accompagnées de mesures de relogement». Une véritable entorse à la circulaire du 26 août 2012, qui oblige les autorités à réaliser un diagnostic préalable ainsi qu’à proposer des réponses de relogement adaptées aux besoins des personnes concernées.

Article publié dans le quotidien suisse Le Courrier le 16 juillet 2018

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