Barcelone : la gentrification inachevée de Poblenou
À Barcelone, le quartier ouvrier de Poblenou fait l’objet depuis 2000 d’un programme de réhabilitation nommé 22@. Hôtels de luxe, entreprises innovantes, etc. Si le dispositif séduit à l’international –180 délégations étrangères sont déjà venues visiter le quartier – les primo-habitants sont contraints de vider les lieux. Reportage.
Ici, tout le monde a été expulsé, et le pire c’est qu’on ne peut rien faire car c’était légal. Une escroquerie légale ! » Assis sur un banc à deux pas du nouveau parc modelé par Jean Nouvel à Poblenou, quartier Est de Barcelone, sur un large trottoir qui mène vers des immeubles flambant neufs, Pedro est presque dans son ancien jardin : « Tu vois ce trottoir, eh bien ma maison s’y dressait avant d’être détruite. J’étais propriétaire et aujourd’hui, je dois rembourser une hypothèque sur vingt ans pour l’appartement où l’on m’a envoyé vivre. Ils m’ont payé le m² au prix du cadastre et l’ont revendu au prix du marché, soit dix fois plus. Alors tu vois, les seuls bénéficiaires du 22@, ce sont les sociétés immobilières ! » Cet ancien chauffeur de bus et surveillant de musée, aujourd’hui retraité, fait partie des nombreux habitants de Poblenou expulsés au début des années 2000, avec une indemnisation bénigne, pour permettre d’accueillir un nouveau paysage urbain composé d’hôtels de luxe, de nouveaux logements durables, d’entreprises innovantes et d’équipements publics, réunis sous le sceau 22@.
« Substitution sociale »
Lancé en 2000, et aujourd’hui à mi-parcours, ce projet de réhabilitation urbaine ambitionne de créer 130 000 postes de travail, d’ériger 4 000 logements de protection officielle (HLM espagnols), 145 000 m² de nouveaux équipements publics et 114 000 m² de zones vertes. 180 millions d’euros ont été débloqués et l’ancienne qualification urbanistique 22a, qui permettait un usage exclusivement industriel du sol, est devenue 22@ : l’industrie jugée « obsolète » est remplacée par des « activités productives non polluantes et non encombrantes, issues des secteurs les plus innovateurs et générateurs de talent », lit-on sur le site de la société 22@. Dans son bureau, situé en face d’un nouveau centre commercial, encastré dans le nouveau coeur économique du 22@, Josep Miquel Piqué, directeur du consortium public-privé 22@, revient sur la philosophie du « projet de rénovation urbaine le plus important d’Europe » : « Les villes sont devenues des plateformes globales pour des activités globales et des citoyens globaux. Le monde local est terminé. » Dans ce nouveau scénario mondialisé, Barcelone a avancé ses pions avant les autres : « La semaine prochaine, la ville de New York viendra pour s’inspirer du 22@ et Rio a déjà repris notre modèle avec son Puerto Maravilla. Les quartiers d’innovations, avec leurs clusters capables d’attirer les creative class, sont à l’agenda et Barcelone est à la pointe », se félicite-t-il, sans omettre de mentionner la visée holistique du 22@, qui tient à créer des ascenseurs sociaux dans le quartier. 4 500 entreprises nouvelles se sont installées dans le quartier depuis 2000, tandis que le plan d’aménagement a amélioré le système d’air conditionné, de collecte de déchets, le réseau de câbles de fibre optique et celui de transports publics, utilisant les nouvelles technologies durables au service des équipements urbains. Reste une question en suspens, qui peut encore vivre à Poblenou ? « La hausse du coût de la vie et la perte des emplois dans l’industrie traditionnelle et le secteur des services, causés par le renouvellement urbain, a forcé des résidents à quitter le quartier. En même temps, de riches nouveaux arrivants ont emménagé, ce qui a été perçu par les locaux comme une volonté de « substitution sociale » », explique Blaž Križnik, chercheur en architecture, auteur d’une thèse sur Poblenou. « De nombreux voisins de Pedro ont dû déménager en banlieue », explique le natif de Calanda, en s’énervant contre le chauffeur d’une Audi qui manque de l’écraser au passage piéton qui le mène vers son nouveau « chez lui ».
Barricades et mobilisation citoyenne
Au sein de ce « monde local terminé » évoqué par Josep Maria Piqué, un réseau inédit d’acteurs s’est dressé pour s’opposer à la transformation de Poblenou, qui s’est décidée sans eux. Alors que Pedro bloquait sa rue, la rue Bac de Roda, contre l’arrivée des démolisseurs, la Coordination anti-22@ s’est jointe à l’Association des voisins de Poblenou, à la Plateforme contre la spéculation et à de nombreux artistes et urbanistes installés dans le quartier pour dénoncer les expulsions des propriétaires et des travailleurs du quartier, notamment ceux des ateliers situés dans l’usine de Can Ricart, la plus vieille de Barcelone. À l’époque, Joan Marca a tout vu depuis son balcon : « Le conflit a commencé parce que 250 travailleurs restaient sur le carreau. Ils ont commencé à faire des barricades, mais ont fini par être expulsés. Le patron d’une des entreprises, Iracheta, à la tête de 35 travailleurs, a écrit au ministre de l’Industrie de l’époque pour recevoir une subvention lui permettant de financer le déplacement des machines. En vain. L’entreprise a fini par fermer et un an plus tard, le patron est mort d’un cancer… Et de contrariété. » Sur les 35 PME installées dans l’enceinte industrielle, dix-sept ont dû s’installer hors du quartier, souvent au-delà de Barcelone, treize ont fermé et seules quatre ont pu rester dans le quartier.
« Ils voulaient tout jeter »
Jacobo Sucari ne partage pas l’enthousiasme de Josep Maria Piqué sur le succès de 22@, mais l’auteur du documentaire La Ciutat Transformada (La ville transformée, documentaire sur la transformation de Poblenou), reconnaît une chose : « Dans les années 1980, Poblenou, c’était du Dickens ! Il y avait une attente sociale. Mais lorsque le plan de réhabilitation débute, nous sommes en 2000, en pleine bulle immobilière. Alors à l’inverse des projets publics réalisés avant les J.O de 1992, c’est le capital privé qui dirige, sans aucun intérêt pour le patrimoine industriel. Ils voulaient tout jeter et basta ! »
Gentrification inachevée
Sauf que la crise est passée par là : « Avec l’explosion de la bulle immobilière, les moyens ont changé et le discours aussi. Tout à coup, la mairie assume toutes les revendications de préservation du patrimoine et créer même un réseau d’usines créatives pour héberger les artistes, après en avoir expulsé beaucoup. C’est presque comique. Aujourd’hui, tout a un air d’inachevé, même la gentrification est inachevée. » Dix ans après le lancement du projet, les auteurs du livre Torres més altes han caigut : el model 22@ al descobert (Les tours les plus hautes sont tombées : le modèle 22@ à découvert) font un bilan en demi-teinte. Certes, 31 068 nouveaux postes de travail ont été créés (17 % de l’objectif initial), « mais ils ont expulsé 8 555 travailleurs des ateliers et moyennes entreprises à qui ils n’ont pas renouvelé la licence », expliquent l’Association des jeunes de Poblenou et l’association de gauche indépendantiste catalane Endavant. Par ailleurs, seuls 6,7 % des 8 556 logements construits ces deux dernières années sont sous le régime de protection officielle, tandis qu’en guise de protection du patrimoine industriel, beaucoup d’anciennes usines ont été reconverties en lofts.
Le privé plus rapide que le public
La crise va-t-elle conduire à repenser le modèle de développement urbain ? Peu de chances, selon Blaž Križnik, pour qui la transformation de Poblenou s’inscrit dans « l’approche dominante de développement urbain actuel, où les risques financiers sont pris par le secteur public alors que les bénéfices restent dans les mains des partenaires privés. Tandis que le développement privé évolue rapidement, le renouvellement de l’héritage industriel et la construction de nouveaux équipements sociaux risquent donc de traîner d’avantage. »
Article publié dans le numéro de septembre du magazine Regards.
Réagissez, débattons :