Le rap, arme d’expression massive des Palestiniens au Liban

La nouvelle génération de réfugiés palestiniens a trouvé son arme de résistance: un micro. Le rap de Katibe 5 et I-Voice décrit et dénonce la réalité des camps, avec le soutien de la scène hip-hop libanaise. Reportage sur fond de chaos syrien.

Au fond d’une cour d’immeuble du quartier beyrouthin de Haret Hrayk, à deux pas du camp palestinien de Burj al-Barajné, les rappeurs de Katibe 5 («Les Cinq Phalanges») se réunissent sur les vieux canapés du studio qu’ils occupent depuis 2010 pour fumer, composer et enregistrer la bande son de leur vie, celle des jeunes réfugiés des camp palestiniens au Liban. «On ne sait pas si on va changer les choses mais on veut faire bouger les consciences, explique Molotov. Notre morceau sur la corruption des associations dans les camps a circulé sur les téléphones portables et ses habitants sont venus nous dire: ‘Eh, mais c’est vrai ce que vous dites!’. Au sein de la société libanaise aussi, après notre chanson ‘Bienvenue dans les camps’, les gens ont découvert la réalité des camps. Nous sommes un autre genre de média.»

«Les toits des maisons vont tomber sur la tête des propriétaires

Que l’eau qui inonde tout arrête de couler

Les jeunes sont noyés dans le chômage et l’inaction 

Pas de travail, pas d’argent

Les enfants sont sans éducation

Que Dieu garde l’UNRWA qui règle nos problèmes

J’ai pris un cachet de Panadol de l’infirmerie

Bienvenue dans les camps

Bienvenue…»

Ainsi scandent les cinq jeunes rappeurs sur le morceau «Ahlâ fîk bi-l-mukhayamât» («Bienvenue dans les camps»), sur l’album éponyme sorti en 2007.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Identité sonore des camps
Leurs paroles acérées sont un mélange de description du quotidien marginalisé des camps palestiniens, de défense de la cause palestinienne et d’opposition aux guerres d’occupation régionales –de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 au Liban par Israël en 2006. C’est d’ailleurs pendant l’occupation de 2006 que leurs beats ont atteint les oreilles expertes de Zeid Hamdan, musicien et producteur libanais. «On faisait des allers- retours entre la Jordanie et le Liban en pleine guerre. Au centre de l’association El Houda, où l’on chargeait des camions de nourriture pour la distribuer aux réfugiés, il y avait un petit poste radio avec du rap en arabe. Whouah! C’était mortel, trop bon! Une maquette pas très bien enregistrée, mais avec une super énergie. RGB, le rappeur sur lequel je me concentrais à l’époque, m’a dit ‘Mais ça, c’est Katibe 5, c’est des gens des camps et je les connais’», raconte-t-il dans le documentaire Beyrouth 6db Underground réalisé par le Canadien Philippe Tremblay-Berberi.

Après le coup de coeur, le coup de main. Zeid aide les jeunes sur leur première démo, Alfeen («Deux mille», le prix du service, le taxi collectif à Beyrouth), puis les met en contact avec des producteurs. «Mais il n’a pas changé notre son», précise aussi sec Osloob («style»), le producteur de beats et de loops du groupe.

Le son de Katibe 5 est un mélange explosif entre les rythmes d’Osloob, les bruits du camp de Burj el-Barajné qu’il enregistre inlassablement – des cris de gosse aux klaxons des services –, les mélodies d’instruments arabes comme le oud ou le nay, et les paroles de poètes arabes ou d’intellectuels palestiniens comme Ghassan Kanafani. Loin de copier le hip-hop étasunien qui les a bercés, les rappeurs palestiniens du Liban l’ont remixé avec les influences musicales locales. Le résultat forme la trame sonore de leurs revendications sociales et politiques.

I-Voice, l’autre groupe de rap né à Burj el-Barajné au début des années 2000, a aussi fait de l’identité sonore du plus grand camp palestinien du pays du Cèdre sa marque de fabrique. Evoquant sa rencontre avec Yaseen, l’un des deux rappeurs d’I-Voice, Kinda, cofondatrice du label Eka3 qui les a produits et fait tourner en Europe, revient sur sa capacité à utiliser le son qui l’environne dans le camp: «C’était super spontané. Il y avait un mec qui jouait du oud, il l’amenait au studio, en trouvait un autre avec une derbakeh (instrument de percussion, ndlr) et ‘yallah’, on enregistre! Je ne sais pas à quel point il est conscient de cette touche, mais il appelle tout de même sa musique T-rap, mélange de Tarab, la musique traditionnelle arabe, et rap. Ce qu’il veut dire par là, c’est qu’il s’inscrit dans la continuité de la musique arabe.»

La cause revisitée
I-Voice et Katibe 5 continuent aussi à défendre la cause palestinienne, même s’ils le font à leur propre sauce. A l’origine, la production musicale palestinienne au Liban est monopolisée par des orchestres de chanson patriotique, comme Hanîn li-l-ughniya al-filastîniya («Hanîn pour le chant palestinien») à Saïda, ou l’orchestre al-Wa’d à Tripoli, proche du Hamas. Mais «cette voix qui continue de faire entendre l’injustice et de chanter une terre que désormais bien peu ont connue s’est un peu affaiblie; elle ne remet pas en cause la politique de bonnes relations avec les autorités locales, particulièrement sensible au Liban où un dialogue sur les droits des Palestiniens avait été entamé, avant la guerre de juillet-août 2006», rappelle l’anthropologue Nicolas Puig – qui suit Katibe 5 depuis ses débuts – dans un article intitulé «Bienvenue dans les camps»1.

Les membres de Katibe 5 et d’I-Voice ont 25 ans en moyenne, n’ont pas connu la Nakba (l’exode palestinien de 1948) et souffrent des privations endurées par les Palestiniens au Liban: de l’absence de droit de propriété à la longue liste de professions qui leurs sont interdites, la loi du 17 août 2010 supprimant ces interdictions n’ayant toujours pas été suivie du décret d’application. «J’ai été machiniste puis soudeur, Kassar travaille dans une teinturerie et avant, on était tous livreurs d’eau», lâche Molotov à propos des seuls métiers d’appoints où les membres de Katibe 5 sont acceptés en tant que Palestiniens.

Leur musique parle de ces frustrations quotidiennes, sans abandonner le thème de la cause palestinienne: «Pour moi, l’important n’est pas de coller à la tradition musicale palestinienne mais de soutenir la cause, peu importe le moyen. Il s’agit de continuer à faire exister la révolution palestinienne, de continuer à creuser le sillon», explique le membre de Katibe 5, dont le dernier album autoproduit s’intitule At-tariq wahid marsum («La route est toute tracée»). En 2010, grâce à un concert de soutien organisé par des artistes libanais, Yaseen est parti étudier l’ingénierie du son et la théorie musicale au Canada. «Il avait été accepté par l’université mais n’avait pas l’argent pour le billet d’avion et pour démarrer sur place», explique Kinda, à l’origine de l’idée du concert. Cette solidarité fait-elle des rappeurs palestiniens des membres comme les autres de la scène hip-hop libanaise? «La scène inclut tout le monde au Liban, qu’ils soient Palestiniens, Libanais ou d’ailleurs. Yaseen vient de sortir de nouveaux morceaux avec Edd, leader de Fareeq el Atrash. On a fait plusieurs live avec I-Voice et de nombreuses performances avec Katibe 5», juge Fayez ‘FZ’ Zouheiry, le beat-boxer de Fareeq el Atrash, l’un de groupes de rap montants au Liban. Osloob ne partage cet avis qu’à moitié: «Nous ne sommes pas sur la même scène. Ce n’est pas une question personnelle, ce sont des amis et on travaille ensemble. Mais on ne représente pas les Libanais, on représente les habitants des camps, les Palestiniens, et tous les gens qui vivent sous l’occupation en général.»

Molotov acquiesce et ajoute dans un sourire: «Mais on est en train de monter notre propre scène. On vient de sortir l’album Fasel («Séparation») avec des rappeurs de Jordanie, de Palestine ou d’Egypte dont on partage la vision artistique. Et de plus en plus de jeunes des camps palestiniens viennent au studio enregistrer leurs propres morceaux. C’est ça le résultat de notre travail. Après dix ans, ‘Al-Hamdoulillah’ («Grâce à Dieu», ndlr) on a réussi!»

1Publié dans l’ouvrage collectif Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient, dir. Nicolas Puig et Franck Mermier, Presses de l’Ifpo, septembre 2007.

 

Omar Crow, rappeur syrien exilé au Nord-Liban

Omar Crow devait être, plus qu’un nom de scène, une sauvegarde contre la police politique pour le jeune rappeur syrien de 23 ans qui rappe sous ce pseudonyme depuis ses débuts en 2003 à Alep. Mais après avoir diffusé des morceaux sur un site internet soutenant l’insurrection débutée en avril 2011 contre le régime de Bachar al-Assad, l’étudiant en traduction passionné de hip hop a dû s’enfuir en Egypte, puis au Soudan, avant d’atterrir à Tripoli, au nord du Liban, où il vit aujourd’hui avec sa famille en exil. «Je ne sais pas comment ils ont su car je les publiais sous un autre nom, mais un ami m’a dit un jour que la police en avait après moi. Ensuite, j’ai découvert qu’ils avaient publié ma photo avec mon nom et mon adresse sur une page facebook pro- régime, avec des dizaines de commentaires menaçants», raconte ce pionnier du hip-hop en Syrie. La répression pour être un artiste hip hop, il l’a découverte bien avant le début du soulèvement syrien, dès l’âge de 17 ans: «C’était en 2006, je collais des affiches d’une soirée hip hop qu’on organisait avec Murder Eyez et Zac Allaf. On a été arrêtés et enfermés pendant vingt jours dans une pièce d’un mètre sur deux. On mangeait dans la même pièce où l’on ch…» Pourtant, l’alignement avec les insurgés ne va pas de soi. Murder Eyez, le premier artiste hip-hop à se produire en Syrie en 1999, a lui écrit un morceau pour le camp adverse, le régime de Bachar al-Assad. «C’est mon ami, nous avons monté le studio ensemble, il côtoie ma famille à Alep et moi la sienne… Je lui ai dit qu’après ce qu’ils nous avaient fait, on devrait être les premiers à s’opposer au gouvernement. Il m’a répondu être contre la révolution car ils veulent ériger un Etat musulman. Je lui ai dit ‘Ok, ne les soutiens pas, mais ne soutiens pas non plus le régime qui t’oppresse!’», s’insurge Omar depuis le salon où il vit avec son grand frère et ses parents depuis huit mois. Soudain, un coup de téléphone. C’est un rappeur de Damas qu’il a accueilli ici pendant une semaine. Il va retourner chercher sa famille à Damas pendant qu’Omar lui cherchera un endroit où vivre à Tripoli. «La situation est vraiment merdique. On avait une bonne situation à Alep; mon père avait une entreprise, j’étudiais. Mais on a tout perdu.»

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Une tradition poétique arabe

Eloigné tant de l’image du rappeur du ghetto que du rappeur bling bling, Omar a sa propre définition du hip hop: «Je rappe parce que c’est le seul moyen que j’ai pour exprimer ce que je porte à l’intérieur», dit-il, avant de préciser ses influences: «Je m’inspire plus des poètes arabes traditionnels, de Mahmoud Darwich à Nizar Qabbani, que du hip hop américain pour composer mes morceaux.» Selon lui, le rap est le nouvel épisode d’une longue tradition poétique dans le monde arabe; c’est pourquoi la vague hip hop qui gagne la région est aussi singulière. Mais d’un exil à l’autre, il n’a pas le temps de s’y dédier comme il le souhaiterait: «J’ai des centaines de textes qui attendent d’être enregistrés», dit-il. Puis, il en choisit un et commence à rapper. D’un coup, le timbre de sa voix change:

«Me voici, j’arrive, je me tiens, prêt à mourir pour la liberté

Moudjahidine contre l’injustice

J’arrive sur le champ de bataille

Prêt à défendre mon amour pour la paix

Comme un aigle assoiffé de sang…»

Omar Crow improvise depuis son refuge de Tripoli… en exclusivité

En amoureux du langage, Omar Crow avertit: «C’est de l’arabe fosha (littéraire, ndlr), c’est intraduisible.» Et demain? «Je vais enregistrer des morceaux avec Katibe 5, que je respecte énormément. Mais si je veux vraiment faire de la musique, je vais devoir partir. Ici, c’est trop dangereux pour moi, mais surtout pour ma famille.»

 Le rap des camps palestiniens dans tes oreilles :
Katibe 5
I-Voice
Le rap syrien dans tes tympans :
Omar Crow
Murder Eyes
Zac Allaf

Articles publiés sur Le Courrier samedi 6 octobre 2012

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