Au Liban, le retour contrarié des Syriens

Depuis un mois, plus de mille réfugiés syriens d’Ersal, ville frontalière entre Liban et Syrie, sont retournés dans leur pays en ruines. Un retour dangereux qui, en l’absence de garanties sécuritaires et humanitaires, est jugé inenvisageable pour la majorité des réfugiés.

L’artère principale d’Ersal, village frontalier entre le Liban et la Syrie, est ornée de camps de réfugiés syriens d’un côté et, de l’autre, de carrières de pierres et d’usines de fabrication de parpaings.

Main-d’œuvre à bas coût, les locataires des tentes de bâche et de bois n’ont qu’à traverser la rue pour aller casser du caillou, soulever des pelletées de ciment et construire des pyramides de briques pour un salaire journalier de quatre euros en moyenne.

D’ordinaire, seules les motos chinoises, où s’étreignent au minimum deux travailleurs syriens, l’empruntent. Or lundi 23 juillet, dès l’aube, un convoi de pick-up et de poids lourds chargés de chèvres, de matelas et de meubles précaires oblige les motards à zigzaguer pour se rendre au chantier. Ce sont les Syriens de la région du Qalamoun qui s’apprêtent à mettre un terme à leur exil forcé au Liban.

Les familles syriennes plongées dans l’inconnu

Sur la remorque d’un pick-up, une matriarche aux faux airs d’Oum Kalthoum avec ses lunettes teintées salue une assemblée en larmes tandis que le véhicule s’ébranle. « C’est notre mère. Avec notre père et le fils aîné, elle rentre à Ras Al-Maara, l’un des premiers villages de l’autre côté de la frontière, sanglote d’inquiétude Ahmed Rifai, l’un de ses nombreux enfants demeurant à Ersal. Ils partent avant nous car vu leur âge, ils courent moins de risques. »

Selon l’agence de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR), le « retour volontaire » d’un réfugié dans son pays doit être libre et informé. Or à Ersal, les familles syriennes sont plongées dans l’inconnu.

Une portion de braves part en éclaireur informer les autres sur ce qui les attend de retour au pays, où le conflit a fait plus de 350 000 morts en sept ans, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.

Un jeune syrien taille la roche pour 10$ par jour à Ersal – Crédit: Emmanuel Haddad

Le fantasme du retour en Syrie

Ersal compte 127 camps de tentes, 22 camps de béton, ainsi que des centaines de maisons de location où vivent au moins 60 000 réfugiés syriens, soit presque le double de la population locale. La majorité d’entre eux a fui la province de Homs, dévastée par les combats et les bombardements de l’aviation syrienne ; les autres viennent des bourgs rocailleux du Qalamoun, plus préservés.

Depuis fin juin, trois convois organisés par les autorités syriennes et libanaises ont permis à quelque 1 675 Syriens d’y retourner. L’UNHCR n’y participe pas, mais dit « respecter la décision des réfugiés de rentrer chez eux ». Reste que cette vague de retours est une goutte d’eau au sein d’une mer de réfugiés, décidés à ne pas quitter les versants arides du village montagneux.

Dans le camp de Rass el-Sen situé sur les hauteurs d’Ersal, les raisons de rester sont aussi variées que les souvenirs du conflit sont douloureux. Son nouveau-né dans les bras, Oum Ahmad rêve de le voir grandir dans son village natal de Flita, dans le Qalamoun.

Un fantasme en suspens, depuis que son beau-frère, rentré à Flita lors du dernier convoi, a été tué chez lui d’une balle dans la tête : « Il laisse derrière lui une veuve et sept enfants. Personne ne songe à rentrer désormais », déplore-t-elle. « Le pauvre n’avait jamais tenu une arme, mais il était de la famille Aoude, que les chabihas (mercenaires ayant combattu aux côtés de l’armée syrienne, NDLR) de la famille Nouqach sur place ont juré d’éliminer, explique Nidal el-Khatib, vendeur ambulant qui distribue pain, sucreries et œufs de poule aux boutiquiers improvisés des camps d’Ersal. Pas question de revenir dans cette insécurité. Ma vie est ici », livre l’ex-agriculteur de Flita.

«Sans l’aide de l’ONU, nous y mourrions de faim »

Bachar, vingt ans dont cinq à Ersal, se désole : « Je suis de Jrajir, à trente minutes d’ici à moto ! Mais hors de question d’être envoyé sur le front par l’armée. » Après un répit de six mois, les hommes âgés de 18 à 42 ans revenant en Syrie sont mobilisés dans l’armée.

Une condition inenvisageable, même pour un esprit ouvert comme celui d’Abou Ahmad : « Je n’ai rien contre l’armée, mais je ne veux pas que mes deux fils deviennent soldats aux côtés de miliciens issus de l’étranger », justifie l’ex-agriculteur d’Al-Dabaah.

Situé à 20 kilomètres de Qousseir, son village a été le théâtre d’une lutte féroce en 2013 entre l’Armée syrienne libre, rassemblement de groupes rebelles, et l’armée syrienne, soutenue par le Hezbollah. Depuis la victoire du régime, aucun civil n’a pu y remettre les pieds explique Samir, lui aussi originaire du bourg agricole : « Les déplacés de l’intérieur eux-mêmes ne peuvent pas se rendre à Al-Dabaah. Il y a des barrages de miliciens sur la route, Dieu seul sait ce qu’ils feraient de nous si on rentrait », se tourmente-t-il.

La perspective du retour est tout aussi glaçante pour les habitants de Qousseir. Hweida l’a fui il y a cinq ans et, malgré l’âpreté de la vie à Ersal, la réfugiée de 35 ans n’y retournera pas de sitôt : « Sous les tentes, l’hiver est glacé et l’été asphyxiant. Sans l’aide de l’ONU et le travail des hommes dans les carrières, nous y mourrions de faim. Nous avons tous envie de revenir, mais Qousseir a été rasée, personne ne peut y revenir. Doit-on repartir encore à zéro, après avoir tant souffert pour créer quelque chose ici ? »

Mohammed, réfugié syrien à Ersal – crédit: Emmanuel Haddad

La Russie propose le retour de Syriens réfugiés

Naser, 21 ans, jovial et joufflu, se plaint plutôt d’avoir gâché sa jeunesse, depuis que les bombardements de l’armée ont détruit sa maison à Zour el-Moh, proche de Qousseir, et l’ont forcé à fuir à Ersal il y a cinq ans. Soudain, il est interrompu par un voisin agressif, menaçant d’imposer le silence à coups de bâton. L’orage passé, l’oncle de Naser explique : « Le pauvre étudiait le droit avant d’être arrêté et torturé pendant huit mois. Depuis, il souffre de troubles psychologiques et de paranoïa. »

Vendredi 20 juillet, la Russie a proposé aux États-Unis d’organiser le retour des Syriens réfugiés en Jordanie et au Liban. L’UNHCR s’est dit prête à travailler avec la Syrie et la Russie à un retour des réfugiés, à condition qu’il respecte les standards internationaux et les droits de l’homme.

Tant que les conditions du retour ne seront pas garanties par la communauté internationale, les réfugiés de Rass el-Sen continueront de ravaler l’envie de revoir leurs parcelles agricoles à coups de maté, de thé sucré et de tabac. Voisine de tente de Naser, Oum Ferzat résume : « Tout ce qui reste en Syrie, c’est la peur ».

Article publié dans le journal La Croix le 1er août 2018

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