Avec les bergers en herbe du Pays basque

 

À Arantzazu, dans la province basque de Gipuzkoa, l’école de berger Artzain Eskola offre à la future génération de bergers les outils qui leur permettront de compléter les savoir-faire ancestraux avec les nouvelles règles d’un marché de plus en plus concurrentiel.

 

« J’ai toujours voulu être berger ! » Iñego, 19 ans, vient de lâcher l’argument clé de sa présentation de fin d’année devant le jury de l’école de bergers Artzain Eskola, plantée sur un versant du mont Aitzkorri dans une ferme construite par les frères franciscains. Six mois de visites de bergeries aux quatre coins du Pays basque espagnol et français, un stage d’un mois à confectionner le fameux fromage Idiazabal et le natif de Donostia se voit déjà avec un petit troupeau de 150 brebis latxa et une fromagerie. Le jury le ramène sur terre: « C’est bien d’être motivé, mais tu n’as pas avancé de budget, tu ne dis pas quel type de fromage tu vas produire, comment le commercialiser, etc. Ton projet est un peu bucolique. » Jesus Calvillo se fait l’avocat du diable pour tous les étudiants dont le projet se rapproche un peu trop de la vision romantique du berger de L’Alchimiste de Paolo Coelho. « On est loin de l’image bucolique du berger qui guide son cheptel dans les montagnes. Aujourd’hui, l’approche est plus entrepreneuriale. Le berger doit remplir un ensemble complexe de normes, il doit gérer son activité avec plus de rigueur sur le plan technique, économique et environnemental. Il doit aussi savoir vendre son image et être compétitif face à de nouvelles sources de concurrence », précise ce coordinateur de Gaztenek, programme du gouvernement basque qui suit les jeunes diplômés de l’école qui désirent concrétiser leur projet. Car parmi les onze élèves de la promotion 2011-2012, tous n’iront pas au bout de leur rêve.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Depuis 1997, sur 202 élèves passés par l’école, seuls 107 exercent aujourd’hui dans l’élevage ovin. Parmi eux, Gorka et Iban sont un peu les modèles à suivre pour la promotion d’Iñego, lequel a choisi de faire son stage chez ces deux frères à Galarreta, dans la province d’Alaba.

« Nous avons 300 brebis de race latxa cara negra, qui nous donnent 54000 litres de lait avec lesquels nous avons produit 7 000 kg de fromage l’an dernier »,

explique Gorka devant son cheptel. À 32 ans, il a passé treize ans à l’usine avant d’entrer à l’école de berger en 2009 pour s’associer avec son frère qui, formé à l’Artzain Eskola en 2001, a repris la bergerie que leur père avait dû abandonner pour aller à l’armée. Le gaillard aux yeux verts n’est pas peu fier de la qualité du fromage qu’il a appris à confectionner à l’école:

« Notre fromage Azkarra est arrivé septième au concours des meilleurs fromages du Pays basque auquel participent des éleveurs qui ont trente ans de métier. L’Espagne est au pire de sa crise et nous sommes sur un nuage »,

sourit-il tout en prenant la température du lait caillé présuré. Par soucis d’économie, tout le matériel est d’occasion, de la machine à traire les brebis aux chambres froides, en passant par la machine qui sert à les fabriquer, selon les normes sanitaires que l’éleveur dit de plus en plus exigeantes. 180 000 euros d’investissement au total, en comptant la construction de la bergerie, le tiers des 600 000 € qu’ils auraient dû sortir de leur poche pour du matériel neuf.

« Nous aurions reçu 30% de subventions, mais il aurait resté tout de même 400 000€ à trouver, sans compter qu’en Espagne, les subventions arrivent tard. Résultat: même pour du matériel d’occasion et alors que nous étions déjà détenteur d’un cheptel de 300 têtes, notre investissement a été refusé par de nombreuses banques. »

On comprend mieux la mise en garde de Jesus et les conseils de Batis Oategi, le coordinateur de l’école depuis sa création : « Il faut à tout prix être le plus autonome possible face à la baisse des aides publiques, ne pas hésiter à chercher des circuits courts pour vendre un fromage de qualité que les gens vont de moins en moins acheter chez le producteur en période de crise. » Gorka a compris l’importance de l’image de marque: il a conçu un parcours réservé aux visiteurs, qui les mène de la bergerie à la fromagerie jusqu’à la salle de dégustation où il espère fidéliser les clients. Du boulot en plus pour le jeune homme qui ne sait plus ce qu’est un week-end et regrette de ne pas voir plus ses deux enfants qui vivent à Vitoria-Gasteiz. Mais le résultat est là : l’an dernier, tous les fromages ont été écoulés. La charge administrative fait partie des nouveaux savoir-faire du métier.

 

« Au début, les gens nous disaient que le berger apprend de la transmission orale de son père. Mais nous savions que nous devions nous inspirer de techniques différentes, comme l’insémination artificielle pratiquée en Iparralde (Pays basque français, ndlr) pour améliorer la race des brebis »,

rappelle Batis, le coordinateur de l’école. À l’origine d’Artzain Eskola, il y a donc la prise de conscience que le métier doit évoluer pour ne pas disparaître. « Il y a encore trois ans, les petits producteurs basques n’avaient pas besoin de sortir de chez eux pour vendre leur fromage. Ils pouvaient compter sur trois millions de clients fidèles. Mais l’arrivée de la concurrence des systèmes industriels de Castille-et-Léon, d’où sortent 600 millions de litres de lait par an vendu à 0,60 € le litre alors que les 12 millions de litres produits au Pays Basque étaient vendus à un euro a déséquilibré le marché, rappelle Batis. Il est de plus en plus dur de différencier une production de qualité artisanale et locale qui fait vivre plusieurs milliers de familles d’un produit importé qui utilise une jolie étiquette avec des bergers basques et qui se vend à prix cassé. Et en période de crise, les gens vont au moins cher », ajoute-t-il, inquiet pour certains apprentis bergers un peu «verts». Batis ne cache pas l’espoir qu’il porte sur Ana, 27 ans, une des deux seules filles de la promotion de onze élèves qui payent environ 1500€ pour une formation de six mois. Habituée à travailler dans la bergerie de ses parents depuis toute petite, elle a suivi la formation de l’Artzain Eskola pour prendre leur relève le jour de leur retraite.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Au lendemain du projet final, elle affiche un visage hésitant depuis la bergerie qui côtoie sa maison d’Eulate, un village situé au pied du Parc naturel Urbasa y Andía dans la province de Navarre.

« Je ne sais pas si je suis prête à dédier ma vie à l’élevage. J’aimerais trouver un partenaire parce que toute seule, la tâche est trop lourde. Et puis, cela impliquerait aussi de rester avec mes parents à la maison, de ne pas découvrir autre chose. »

Il est 15h30, Ana dispose de trois heures avant d’aller traire les brebis pour la deuxième fois de la journée. Une tâche qu’elle devra répéter, matin et soir, tous les jours de l’année si jamais elle se décide à suivre les pas de ses parents. De l’école, elle revient convaincue qu’elle investira dans une machine à traire, ce qui lui fera gagner deux heures le matin et deux le soir. Mais dans tous les cas, « il y a toujours quelque chose à faire. De juin à décembre, nos 200 brebis vont paître à la montagne. En janvier, on doit s’occuper des accouchements et ensuite, ils restent à la bergerie jusqu’à juin, donc il faut les traire ici, les nourrir et s’occuper du fromage. » La question d’un des membres du jury trotte encore dans sa tête: « Il faut que tu saches que la vie d’éleveur est très dure, tu dois être sûre avant de décider à te lancer. Tu es sûre de toi? »

Daniel, 17 ans, est le boute-en-train de la formation, aussi persévérant au travail que rieur quand il s’agit de définir son projet: «Avoir mes propres brebis et faire du fromage. Peu importe où, mais bien accompagné… Si possible avec une fille! » S’il parvient à devenir éleveur, sa marge brute annuelle oscillera autour de 1200 € par mois, le revenu moyen des bergers basques. « Il est clair que c’est un secteur totalement vocationnel », convient Jesus Calvillo. Batis se bat pour offrir un avenir à ces vocations.« On cherche à sensibiliser les consommateurs autour du travail des petits producteurs. Et puis, notre école remplit un rôle social. Je reçois de nombreuses lettres de prisonniers qui me décrivent leur projet de monter une bergerie dès qu’ils seront libres. » Un rôle social… et matrimonial: « Depuis la création de l’école, une douzaine de couples ont été formés entre des élèves qui, depuis, se sont associés et travaillent ensemble. »

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Article publié sur Témoignage Chrétien la semaine du 16 avril 2012.

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