Théâtre syrien, art hors-sol

Ils sont dramaturges ou metteurs en scène de théâtre. Réfugiés parmi les quatre millions de Syriens qui ont fui le conflit, ils réinventent en exil un art dont l’indépendance est aussi menacée qu’indispensable.

«Le théâtre doit rester en vie car sans lui, le monde deviendrait plus solitaire, plus moche et plus pauvre», prophétisait le dramaturge syrien Saadallah Wannous devant l’assemblée de l’Unesco, le 27 mars 1996. Pour la première fois en trente ans, un auteur de théâtre arabe y prononçait le discours inaugural de la Journée internationale du théâtre. Surprise, c’est sous le régime liberticide de Hafez el-Assad que l’œuvre théâtrale la plus subversive du monde arabe avait pris forme.

Malgré les arrestations, la censure et la cooptation, le théâtre indépendant et engagé n’a ­jamais cessé de libérer les mots et de provoquer la pensée sous le règne du dictateur syrien (1971-2000). Paradoxe, c’est à la suite de l’insurrection populaire débutée en mars 2011 pour renverser le régime de son fils et successeur Bachar el-Assad que beaucoup de jeunes dramaturges ont failli laisser tomber le théâtre. «Pendant un an, je n’ai rien produit. Je participais aux manifestations. Pour moi, c’était plus important que le théâtre», témoigne le dramaturge et metteur en scène Omar el-Jibaai depuis Beyrouth. «Je cherchais à écrire la pièce la plus violente, la plus forte possible pour évoquer ce qui se passait sous mes yeux. Mais je me suis rendu compte que c’était absurde. La réalité était devenue plus forte que sa représentation», livre Abdullah el-Kafri, lui aussi écrivain et directeur de théâtre syrien, depuis la capitale libanaise où il s’est depuis réfugié.

Edward Ziter a vécu de l’intérieur l’évolution du théâtre syrien depuis les années 1990. Depuis New York, l’auteur du seul ouvrage sur le théâtre syrien contemporain1 témoigne pour Le Courrier: «Le soulèvement de 2011 dépasse tout ce que le théâtre peut imaginer. Dans les rues, de Damas à Deraa, se jouent alors des performances populaires qui excèdent le théâtre le plus radical. Celui-ci devient momentanément superflu, absorbé par la masse populaire.» Mais l’insurrection citoyenne est réprimée dans un bain de sang, ses précurseurs poursuivis, torturés et assassinés par les sbires du régime. La ­Syrie glisse peu à peu vers la guerre civile, puis régionale, et beaucoup de membres de la nouvelle génération du théâtre fuient le pays pour éviter la répression ou échapper au service militaire.

EXIL ET CULPABILITE
L’exil forcé est vécu comme un déchirement pour les artistes de théâtre. «Ils ont été formés avec l’idée de changer la société. Puis, le moment historique est survenu et la révolution a été usurpée à ceux qui l’avaient déclenchée. Depuis, ils ont un sentiment de culpabilité d’être sorti de Syrie, ayant grandi avec l’idée que l’intellectuel doit être à l’avant-garde de la lutte», explique Hanan Kassab Hassan, ancienne directrice de l’Institut supérieur des arts dramatiques de Damas, par lequel ont transité tous les auteurs contemporains de théâtre.

Outre la sensation d’abandonner leur peuple à son sort macabre, les artistes de théâtre en exil regrettent aussi la relation intime qu’ils entretenaient avec leur public: «Le théâtre est un art très social. Il dépend du rapport avec l’audience. Je ne réalise plus de performances qu’en dehors de la Syrie, le plus souvent en Europe, ce qui pose de nombreuses questions. Quel théâtre est-ce que je veux faire? Quel message délivrer? Sous quelle forme artistique toucher cette nouvelle audience? J’essaie des choses différentes, sans trouver de réponse définitive pour l’instant», explique Omar Abou Saada, dramaturge et metteur en scène, qui vit toujours à Damas mais ne s’y produit plus. «En même temps, précise Hanan Kassab, cette diaspora va être en contact avec d’autres cultures, d’autres manières de produire le théâtre, ce qui devrait à terme enrichir le théâtre syrien.»

THEATRE DOCUMENTAIRE
Car depuis le Liban, la France ou l’Allemagne, la survie du théâtre redevient une évidence, sa pratique un besoin: «On cherche des réponses à ce qui nous arrive à travers notre art», résume Omar Abu Saada. Beaucoup d’artistes en exil l’utilisent pour informer le public étranger sur la réalité syrienne, loin des raccourcis médiatiques. Eloignés malgré eux de la mère-patrie, ils trouvent dans le théâtre un moyen de ne pas couper tout à fait le cordon ombilical: «Travailler sur des œuvres qui se passent en Syrie est une manière de rester là-bas. Une forme de théâtre documentaire s’est développée après le début de la révolution, avec cette volonté de montrer, de dire les choses telles qu’elles sont sur place. Ça a donné des œuvres comme Could you please look into the camera? (‘Pourriez-vous regarder la caméra?’)», témoigne Jumana el-Yasiri, diplômée de l’Institut supérieur des arts dramatiques de Damas et installée depuis cinq ans en France.

Ecrite par Mohammad el-Attar et dirigée par Omar Abou Saada, cette pièce raconte l’histoire de quatre jeunes damascènes, entre désirs d’émancipation et persistance de la peur. Sur scène, des écrans diffusent les témoignages d’activistes syriens qui racontent la torture subie dans les geôles du régime. Omar Abu Saada voit dans le théâtre documentaire une ressource indispensable face aux nouveaux enjeux qui touchent les arts dramatiques syriens: «Désormais, il est important de donner une voix aux Syriens qui, sinon, ne seraient pas entendus. Je mélange donc des techniques apprises en Syrie, comme celle du théâtre interactif que j’ai pratiqué dans les villages et les prisons, avec celles du théâtre documentaire.»

Le résultat, les Beyrouthins l’ont découvert avec Antigone. Représentée dans la capitale libanaise en décembre 2014 et mai 2015, cette œuvre revisite le texte original de Sophocle en y intégrant le quotidien des femmes syriennes réfugiées dans les mansardes des camps palestiniens de Sabra, Chatila et Bourj el-Barajneh, à Beyrouth. Le duo el-Attar et Abou Saada a travaillé durant deux mois avec 35 femmes réfugiées, jusqu’à mêler leurs récits avec celui de la jeune Antigone de Thèbes: «Antigone vise à documenter la guerre à travers les voix de ces femmes pour avoir un autre point de vue sur l’histoire. C’est aussi une réflexion sur le théâtre et les nouvelles perspectives rendues possibles par l’épreuve de la migration. En Syrie, jamais ces femmes ne seraient montées sur scène. Leurs maris auraient refusé. Il y a une vraie portée artistique à les voir se transformer en actrices», souligne Omar Abu Saada.

LA DISTANCE NECESSAIRE
Hanan Kassab a apprécié «le contact avec les vrais gens» rendu possible par Antigone. Mais la professeure d’études théâtrales met en garde: «A l’heure actuelle, le théâtre syrien ressent la nécessité de documenter ce qui se passe vraiment en Syrie, face à la vitesse des événements, face à la violence qui s’est accrue et démultipliée de façon atroce. Tous les arts syriens sont tombés dans cette impasse du besoin de témoigner. Je dis impasse, car cela entrave en même temps la créativité. Il faut savoir laisser fermenter la réalité, pour donner de la profondeur au travail créatif», assure-t-elle depuis l’université Saint-Joseph de Beyrouth, où elle officie désormais.

Sur la table du café beyrouthin où il déguste son ­capuccino, Abdullah el-Kafri trace une ligne imaginaire: «Il y a d’un côté les auteurs qui abordent le conflit syrien de front et, de l’autre, ceux qui ont recours à des pratiques plus indirectes. La pièce Je ne m’en souviens plus de Wael Ali, auteur syrien installé en France, revisite l’actualité à travers le regard d’un ancien prisonnier politique des années 1980. Il nous faut cette distance, soit en replongeant dans le passé, soit en nous projetant dans le futur, car nous sommes trop près des événements», estime-t-il.

Mais depuis leur lieu d’exil, les dramaturges syriens ont du mal à trouver la distance nécessaire face à la tragédie qui s’abat sur leur pays. Car outre le besoin de témoigner, Jumana el-Yasiri souligne une autre raison derrière la multiplication des pièces sur le conflit: «La programmation artistique internationale monte des projets voulant forcément aborder le désastre syrien. C’est un marché. Et les dramaturges syriens doivent continuer à travailler pour vivre», livre la jeune Syrienne bien informée, qui ­travaille notamment avec le Young Arab Theater Fund.

DANS L’AIR DU TEMPS
Abdullah, lui, a décidé de refuser une proposition de la BBC qu’il jugeait déplacée: «En 2008, ma pièce Damas-Alep était arrivée finaliste d’un concours organisé par la BBC. En 2012, ils m’ont demandé de la réécrire en ­incluant les événements du soulèvement populaire de 2011. Je leurs ai dit que je voulais bien écrire une nouvelle pièce, pas faire du copier-coller. En vain. Alors j’ai dit non merci.» Avec la compagnie de théâtre libanaise ­Zukak, il a récemment dirigé une pièce intitulée I Hate Theater, I Love Pornography («Je déteste le théâtre, j’adore la pornographie»). Le pitch? «Une compagnie libanaise de théâtre veut absolument remporter la bourse délivrée par un donateur étranger, donc ils embauchent un dramaturge syrien car ils savent que c’est sexy et dans l’air du temps», dit-il avec un sourire plein de malice.

C’est en s’infiltrant dans ces interstices de liberté que le théâtre syrien se réinvente depuis ses scènes d’exil. «Les auteurs essaient de négocier artistiquement pour ne pas entrer dans la catégorie Syrien = guerre. Une chose est sûre, parmi tout ce qui est produit en ce moment sur cette guerre, il faudra du temps pour distinguer quelles seront les œuvres durables», estime Jumana Al-Yasiri. Selon Edward Ziter, les artistes qui comptent sauront jouer avec ces nouvelles contraintes: «Derrière les financements étrangers, il y a souvent l’agenda d’ONG qui utilisent le théâtre pour mettre en avant le développement, la question du genre… Avec un grand risque de dépolitisation. Mais les gens créatifs trouvent toujours le moyen de s’exprimer, malgré les limitations.»

Où va le théâtre syrien, avec ses artistes réfugiés dans tous les coins du globe? «Certains vont découvrir une ­liberté qu’ils n’avaient pas en Syrie, malgré le problème des ressources. Quoi qu’il se passe, le théâtre sera différent quand ils reviendront en Syrie», estime l’enseignant de la Tisch School of the Arts (université de New York). Hanan Kassab reste aussi vague sur l’avenir: «Toutes les convictions des artistes sont à redéfinir: leur relation au ‘nous’ syrien, à la politique, au territoire… On ne sait pas encore ce qui sortira de tout ça», dit-elle en haussant les épaules.

Entre deux gorgées de café noir, Omar el-Jibaai conjure de laisser le temps aux artistes du théâtre syrien ­d’effectuer leur mue: «A Beyrouth, j’ai mis en scène La Double Histoire du docteur Valmy du dramaturge espagnol Antonio Buero Vallejo, qui évoque avec subtilité la torture sous la guerre civile espagnole. Cette pièce, il l’a écrite trente ans après la fin du conflit. Alors ne me demandez pas de parler de ma souffrance maintenant!»

L’exil à l’origine du théâtre syrien

La situation actuelle de la majorité des voix ­artistiques syriennes n’est pas sans rappeler ce que vécut el-Kabbani dans son exil forcé il y a plus d’un siècle», écrit Jumana al-Yasiri dans l’article «Scène(s) exilée(s): ancrages et déplacements du théâtre syrien depuis 2011». Abou Khalil el-Kabbani (1835-1902) est considéré comme le père fondateur du théâtre syrien moderne. Mais ses pièces étant jugées trop provocantes par les autorités conservatrices de Damas, son théâtre fut fermé, puis brûlé, et il dut s’exiler au Caire en 1884, d’où il ne revint que seize ans plus tard, au soir de sa vie.

Le théâtre syrien est né en exil, en pleine «Nahda», la renaissance arabe. Or la migration forcée des artistes du théâtre syrien contemporain est d’une autre nature, et Jumana el-Yasiri en est bien consciente: «J’ai établi cette comparaison car, dans les deux cas, le déplacement offre la possibilité d’une rencontre avec d’autres esthétiques. Mais désormais, le voyage est plus brutal, car lié à la guerre. Tout le processus est violent, avec les ­refus de visa, le voyage clandestin, la mort en bateau, les frontières sécurisées… Et une fois sur place, il faut se réinventer, car ta langue de création n’a pas de public. Beaucoup de gens ont arrêté ou interrompu leur travail de création», témoigne-t-elle.

Hanan Kassab, qui doit partager un appartement avec sa fille à Beyrouth, insiste sur cette ­réalité: «La migration, ce sont aussi les difficultés quotidiennes: les artistes n’ont plus accès aux biens les plus élémentaires. Je connais des danseurs qui vivent à Paris et à Bruxelles depuis deux ans et qui n’ont toujours pas songé à débuter la moindre création: ils sont toujours en quête d’un travail alimentaire et ont dû attendre plus d’un an pour obtenir leurs papiers! Pour le théâtre c’est particulièrement complexe: il faut un metteur en scène, des acteurs, un espace. Comment trouver un lieu de répétition serein quand le pays d’accueil nous rejette?»

Jumana a trouvé une solution. Sa mobilité est devenue son atout: «Au début, j’ai essayé d’intégrer le système français et j’ai vite compris que ça ­n’allait pas marcher. Alors j’ai fait de la question du rapport entre l’art et le déplacement ma spécialité professionnelle. Mais cinq ans après mon arrivé, je suis en France sans y être…»

Le théâtre, source d’inspiration de la révolution

Etre actif dans la vie politique et sociale a toujours été lié à ma pratique du théâtre. En 2008 par exemple, quand je travaillais avec des détenus de la prison pour mineurs de Damas, l’idée était de parler d’oppression, de justice, de corruption. Autant de sujets qui seront sur les places publiques en 2011. Plus qu’un changement, la révolution est un développement de ce qui existait auparavant», considère Omar Abou Saada.

A mesure de leurs déplacements dans les grandes capitales occidentales, de plus en plus de noms du théâtre syrien contemporain se font connaître hors de leurs frontières. Mais tous insistent sur un fait, résumé par Omar el-Jibaai: «Le théâtre syrien n’est pas né en 2011!» A l’inverse, il est l’une des sources de l’insurrection syrienne, selon Edward Ziter. Dans l’introduction de son livre sur le théâtre syrien, il écrit: «Depuis cinquante ans, le meilleur théâtre syrien s’est confronté à des sujets interdits, a critiqué l’usage de la surveillance du gouvernement, l’emprisonnement et la torture (…) L’histoire du théâtre syrien donne un aperçu des stratégies du Soulèvement Syrien. J’attire l’attention sur les tropes du théâtre qui seront repris par les performances et les cyber-activistes du Soulèvement…»

Enseignante à l’Institut supérieur des arts dramatiques depuis sa fondation en 1979, Marie Elias revient sur les deux moments décisifs dans la formation de la nouvelle génération du théâtre syrien: «En 2006, nous avons commencé à jouer dans les villages, les écoles publiques et les prisons, selon la pratique du théâtre des opprimés d’Augusto Boal. L’objectif était alors de faire un théâtre tourné vers la personne et de faire participer le public, loin du théâtre de masse et de propagande prôné par le ­régime, dit-elle depuis son appartement beyrouthin, où seuls des livres recouvrent les murs vides. Au même moment, des ateliers d’écriture dramatique ont été lancé en collaboration avec le British Council. C’est là que j’ai remarqué l’arrivée d’une nouvelle garde, intéressée par les questions liées à la vie quotidienne, à la société, au corps, etc. Tout ce qui était exclu du débat public était abordé dans leurs textes.»

Article publié dans le journal suisse Le Courrier, samedi 1er août 2015.

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