Protéger Dalieh: « Cette mer est à moi »

Dalieh, l’un des deux derniers espaces naturels du littoral ouverts à tous, est menacé d’être transformé en hôtel privé. Un collectif d’experts engagés s’y oppose par une campagne civique, politique et scientifique.

Tout a commencé par des vers et du fer. Les mots du célèbre poète palestinien Mahmoud Darwish: «Cette mer est à moi/ Cet air marin est à moi» (Fresque, 1999), soudain bafoués par une clôture de 377 mètres de long, surmontée de fil barbelé. En avril 2014, l’entrée de Dalieh était soudain entravée par un long grillage métallique. Nageurs et pêcheurs doivent désormais se faufiler par une fine ouverture, comme des clandestins.

Pendant des décennies, les Beyrouthins avaient pris l’habitude de s’y promener, d’y pique-niquer et de visiter les grottes calcaires de cet immense espace karstique à bord des barques de pêcheurs. La plus fameuse d’entre elles, la Grotte aux Pigeons, est d’ailleurs devenue l’emblème naturel du Liban, décorant jusqu’à ses billets de banque. Chaque 21 mars, la communauté kurde remplissait l’étendue sauvage de Dalieh pour y célébrer Nowruz, leur nouvel an. Pourtant, Dalieh est une propriété privée: «Sous le mandat français, le tracé du cadastre l’a attribué à plusieurs grandes familles beyrouthines. C’est devenu une propriété privée, mais à usage public. Car en même temps, la loi no 144 de 1925 a fait de l’accès à la mer un droit inaliénable. Un droit confirmé par la loi sur l’environnement no444, en 2002», explique l’urbaniste Sarah Lily Yassine.

Droit au littoral
Quand le site naturel a été clôturé, Mme Yassine s’est réunie avec des architectes, des artistes, des journalistes, des géologues et des archéologues pour défendre ce droit. «Cette mer est à moi», les vers de Mahmoud Darwish, sont alors devenus le titre de leur étude sur les violations légales perpétrées lors de la privatisation progressive de la côte de Beyrouth. Et leur collectif s’est transformé en Campagne civile pour la protection de Dalieh. «Nous ne luttons pas contre la privatisation, mais pour le droit à l’accès du littoral pour tous», souligne-t-elle.

Car Dalieh est l’un des deux derniers espaces naturels publics de la côte. L’autre est la plage de Ramlet el-Baïda, également menacée par un projet de construction. Dans une ville où chaque personne ne dispose que de 0,8 m2 d’espace vert, contre les 9 m2 recommandés par l’Organisation mondiale de la santé, cet espace sauvage fait figure de dernier espoir avant la suffocation. C’est aussi la dernière parcelle du littoral qui n’ait pas été transformée en complexe hôtelier privé, donc payant.

Hôtels illégaux
Le «Raouché», comme l’appellent les Libanais, est entouré par le Bain militaire et l’hôtel Movenpick, deux resorts construits en dépit de la loi qui protège le domaine maritime public depuis 1954. En 1966, la loi libanaise ouvre le droit de construire sur les parcelles privées du littoral, mais selon des critères très stricts et seulement sur 15% de la surface. A l’exception de la zone 10, où se trouvent Dalieh et le Movenpick. La construction de cet hôtel de luxe a été rendue possible par la signature d’un décret exceptionnel en 1989, en pleine guerre civile. La famille al-Daher en est devenue propriétaire grâce à ses relations politiques et a obtenu le permis de construire par l’intermédiaire d’une milice.

«Pendant la guerre civile [1975-1990, ndlr], beaucoup d’actes illégaux se sont produits quant à la gestion du littoral de Beyrouth. Après le conflit, l’Etat libanais a décidé de tirer profit de ces constructions en les taxant, plutôt que de les remettre en question. Depuis, dès qu’ils veulent construire un hôtel, ils votent une loi exceptionnelle», explique Abir Saksouk-Sasso, l’architecte auteure de l’étude «Cette mer est à moi». «A chaque fois, ils trouvent un titre générique pour faire passer ces lois inaperçues et empêcher toute contestation. Nous contestons la légitimité de ces lois exceptionnelles et revendiquons le droit des citoyens à participer à la politique de la ville», affirme-t-elle. Le bureau de l’avocat Nizar Saghieh, proche de la campagne, a déposé une plainte contre le décret de 1989 devant le Conseil d’Etat.

Le poids des Hariri
La majorité des parcelles de Dalieh ont été rachetées en une journée en 1995, par trois sociétés immobilières appartenant à la famille Hariri. A l’époque, Rafic Hariri était le premier ministre. La même année, le Conseil des ministres a voté la loi 402, qui permet de doubler le coefficient d’exploitation des parcelles du littoral dont la surface dépasse les 20 000 m2. «Uniquement pour les projets hôteliers», précise Abir Saksouk-Sasso.

Valable pour cinq ans, cette loi semble conçue sur mesure pour la construction d’un futur hôtel sur le «Raouché». Sa prolongation est votée à deux reprises, en 2001 et en 2006. Puis, en avril 2014, le mois où Dalieh est clôturé, le Conseil des ministres la prolonge à nouveau, cette fois pour dix-neuf ans. Entre temps, les pêcheurs qui vivaient depuis des générations autour du port de Dalieh sont expulsés. Certains sont grassement payés pour déguerpir. D’autres, comme la famille de Nadia Itani, sont réveillés en pleine nuit par les pelleteuses qui détruisent leurs maisons, sans la moindre contrepartie: «C’est le seul endroit où les pauvres pouvaient venir à la mer sans payer. C’est pour ça qu’ils le ferment», dit-elle, devant les ruines du foyer où ses cinq enfants ont passé leur vie.

Un pêcheur libanais expulsé de Raouché - crédit photo: Emmanuel Haddad

Un pêcheur libanais expulsé de Raouché – crédit photo: Emmanuel Haddad

Soutien du ministère de l’Environnement
Prolongation de la loi d’exception, clôture du site, expulsions des pêcheurs… Les signes avant-coureurs d’une construction se multiplient depuis 2014. Mais quand l’un des membres de la campagne civile pour la protection de Dalieh apprend que le célèbre architecte Rem Koolhas a été mandaté pour faire des analyses sur le terrain, le doute n’est plus de mise. «Nous avons alors décidé de mener deux types d’actions en parallèle. D’un côté, nous voulions à tout prix que le public s’approprie Dalieh. Donc nous avons organisé des évènements festifs sur le lieu, accessible malgré la clôture. De l’autre, nous avons entamé un travail de recherche sur les caractéristiques du site, afin d’avoir une légitimité scientifique auprès des autorités», se souvient Nadine Bekdache, designer graphique et membre de la campagne.

Pour défendre l’ouverture de Dalieh à tous, le collectif a trouvé un soutien de taille: le ministère de l’Environnement. «C’est une institution nouvelle qui avait besoin d’asseoir son autorité. Dalieh est leur opportunité», estime Abdul-Halim Jabr, architecte et urbaniste membre de la campagne. Résultat, en mars 2015, le ministre de l’Environnement a déposé un projet de loi pour faire de Dalieh un site naturel à préserver. Et quand l’idée surgit d’organiser une compétition publique pour le futur de Dalieh, le ministère accepte de parrainer l’initiative. Le 1er juin, trois projets ont été désignés vainqueurs par le jury de la compétition. «Les projets que nous avons retenus s’attachent à la préservation du site tout en proposant des installations durables. C’est un message aux autorités: il est possible de protéger Dalieh tout en le rendant attractif», résume Andreja Tutundzic, membre du jury et vice-président de l’IFPLA, la Fédération internationale des urbanistes.

Guerre d’usure
A l’heure actuelle, les sociétés immobilières propriétaires de Dalieh nient avoir lancé un projet immobilier et refusent de s’adresser aux médias. En réponse à une lettre ouverte de la campagne civile pour Dalieh, Rem Koolhaas a déclaré n’avoir fait que des «explorations initiales». Pourtant, Bilal Hamad, chef de la municipalité de Beyrouth, a déclaré au quotidien L’Orient le Jour qu’il suivait de près le projet, lequel prévoyait «20 000 mètres de chemin pour atteindre la mer, s’asseoir sur des bancs et admirer la célèbre Grotte aux pigeons».

Interpellé par Le Courrier pour tirer au clair ces contradictions, le vice-président de la municipalité, Nadim Abourizk, nuance: «Il n’y a pas encore eu de présentation officielle. Il ne sert à rien de manifester avant d’avoir vu le projet.» En substance, l’édile défend la privatisation du site… Par défaut: «L’espace public doit être accessible à tous. C’est vrai. Malheureusement, la municipalité manque de staff, de moyens et de qualifications. Que peut-on faire? Fermer les espaces publics ou collaborer avec des experts dans ce domaine?»

Pour Abdul-Halim Jabr, l’argument du manque de moyens ne tient pas: «La municipalité a un surplus budgétaire de 800 millions de dollars!» Selon cet architecte, seule l’abnégation de la société civile peut sauver Dalieh: «C’est une guerre d’usure. Même si nous avons affaire à une classe politique et financière toute puissante. A force de mobiliser l’opinion publique et de remettre en cause la légalité de leur projet, on finira par les avoir à la fatigue.»

Article publié sur Le Courrier samedi 25 juillet 2015

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