Benicassim : une oasis réservée aux Britanniques


Un festival organisé pour les Britanniques et par un Britannique… Sur la côte espagnole ! Le Festival international de Benicassim illustre la dépendance de l’Espagne aux investissements d’outre-Manche. Pour que le tableau soit complet, il faut ajouter l’odeur de liche et les coups de soleil. Reportage.

C’est un océan d’abondance dans un pays en crise. En Espagne, 800 000 personnes sont en situation de grande exclusion, les communautés espagnoles mettent quatre mois à distribuer le RMI local, un jeune sur deux est chômeur ; la liste des désagréments économiques de la Péninsule pourrait se prolonger jusqu’à la sieste… Et soudain, entre le 14 et le 18 juillet, un festival met 12 millions d’euros sur la table pour ramener des têtes d’affiches de l’ampleur de The Strokes, Arcade Fire, Portishead ou The Arctic Monkeys. Cette somme, avancée par El Pais malgré le refus du festival de dévoiler son budget, double le budget du principal festival de musique indépendant de Barcelone, le Primavera Sound. Or, le Festival International de Benicassim (FIB), créé en 1995 par Miguel et José Morán et reprit en main par Vince Power depuis trois ans, est de plus en plus réservé aux Britanniques. 75% des spectateurs étrangers proviennent d’Albion, soit 45% du public total. Il faut dire que Benicassim n’est pas qu’un festival de musique indépendante, c’est aussi une plage du Sud de l’Espagne. Avec la crise, le modèle de tourisme « sol y playa », tant critiqué par les défenseurs du développement durable, reprend ses droits sur la côte espagnole.

Orgie et bonne conscience

Après les mauvaises statistiques de l’édition précédente, le FIB 2011 bat tous les records : 50 000 personnes par jour, deux campings débordés et des barmen sur les starting-blocks. Dans l’enceinte à ciel ouvert calée entre une montagne, un chemin de fer et la mer, le schéma est très simple. De 20h à 5h du matin, le public déambule de de scène en scène, sachant que la scène principale est presque exclusivement occupée par des artistes anglais, les espagnols jouant plutôt en début de soirée sur les scènes secondaires… Un collectif d’artistes de Valence s’est d’ailleurs fendu l’an dernier d’un communiqué pour réclamer qu’il y ait au moins un artiste de langue valencienne dans cet évènement subventionné par la communauté.

Ce genre de reproches, Vince Power, l’actionnaire unique du FIB depuis trois ans, ne les écoute même plus : « Ces critiques, c’est de la merde », dit l’entrepreneur britannique au quotidien El Pais à ceux qui lui reprochent la « britannisation » du festival. « C’est un festival des personnes. Nous avons 5 000 personnes d’Irlande et 3 000 d’Ecosse. Ceux-là ne sont pas britanniques », ajoute-t-il, révélant le peu d’intérêt qu’il portait aux cours de géographie à l’école. Power maîtrise par contre la finance, et c’est dans la musique qu’il fait fortune. Bob Dylan au Hop Farm festival ? Le festival de Reading ? C’est lui. Il vient de lancer une nouvelle entreprise de festivals et la City l’adore déjà.

Qu’ils soient Irlandais ou Anglais, les Britanniques qui débarquent sur la côte ensoleillée n’ont qu’une envie : picoler beaucoup, se droguer, prendre des coups de soleil à la plage et dormir un peu partout dans la ville pour décuver avant The Arctic Monkeys. La ville de 18 000 habitants dont la population triple en été devient un vrai terrain de jeu pendant quatre jours. Tout a été prévu : des navettes enchaînent les allers retours du festival au pueblo et à la plage, les restaurants et autres bicoques sortent les drapeaux FIB et les menus en anglais souvent composé de « Paëlla+Beer » à 5 euros, toutes les épiceries ont des bières fraîches moins chères que l’eau plate, et le supermarché ressemble au Royaume d’Espagne envahi par Francis Drake et sa flotte anglaise au XVIème siècle : un irrésistible abordage.

Pendant quatre jours, les jeunes anglophones ne comptent pas. Certains tirent 20% du SMIC local (641 euros en 2011) d’un coup tandis que les autres assaillent les terrasses de restaurant pour dîner à l’heure où les Espagnols déjeunent. « Pour les habitants de Benicassim, les Rois Mages sont arrivés », résume El Pais , qui précise que l’impact économique local du FIB est de 15 millions d’euros. Et oui, car pour faire tourner la machine, on embauche à tour de bras : 3000 contrats temporaires et 120 fournisseurs locaux. Un videur du cru avoue toucher 600 euros en quatre jours, soit le salaire minimum mensuel en un week-end. De quoi faire la fête l’esprit libre pour les gosses à la crinière blonde. Un peu comme si Mère Térésa ouvrait une discothèque à New Dehli.

Dépendance et crise immobilière

Les Britanniques ne sont pas les seuls à peupler la plage de ce pueblo de 36 hectares de superficie. On trouve aussi des Français, en masse, des Espagnols, des Danois et des Italiens qui composent leur même nirvana musique-alcool-plage en toute insouciance. Mais surtout, il y a les « autres » touristes : « Nous accueillons beaucoup de Madrilènes qui viennent pour faire du tourisme de santé : centres thermales, thalassothérapie. Ce sont en général des personnes du troisième âge », confie Mercedes, employée au service tourisme de la mairie. « Ce qui me plaît avec le FIB, poursuit-elle, c’est que pendant quatre jours, la ville a le challenge de concilier le tourisme des seniors et des locaux avec la fête des jeunes. Benicassim est une ville très cosmopolite, nous sommes ouverts au brassage.» Faire coexister tourisme durable et biture express, rien de plus simple ! Mais avant de se séparer, la langue de Mercedes se délie un peu : « C’est vrai que depuis deux ou trois ans, il y a plus de Britanniques que d’autres nationalités. Nous sommes très favorables au mélange des cultures, mais quand une origine s’impose sur les autres… En plus, ils sont plus jeunes que les années précédentes non ? »

Les Britanniques sont les clients n°1 du tourisme espagnol. On a tous entendu parler du « balconing » (« portrait robot de l’adepte du balconing : touriste jeune, en général de sexe masculin et souvent de nationalité britannique », résume ABC) – sauter du balcon d’un hôtel directement dans la piscine – qui pose de sacrés problèmes aux gérants des hôtels de la côte espagnole. Ce sont eux. Mais il y a plus : 850 000 Britanniques ont un logement en Espagne, 13 millions visitent le pays chaque année. Pas étonnant qu’à l’origine de l’explosion de la bulle immobilière espagnole, on trouve la chute des prix de l’immobilier anglais, comme l’a noté The Economist. Les Britanniques sont des Rois Mages ici parce qu’ils sont de potentiels acheteurs dans un pays qui compte pas loin de 700 000 logements neufs non-occupés, et plus d’un million en comptant les locations. Le ministre du Développement espagnol José Blanco López s’est même rendu à Londres pour faire la promotion du marché immobilier espagnol : achetez maintenant, car les prix commencent à remonter. Evidemment, il n’a pas fait le tour de son propre pays, où selon le magistrat José María Fernández Seijó, membre de l’association « juges pour la démocratie », quelques 150 000 familles sont menacées d’être expulsées de leur propriété… Le festival international de Benicassim n’est pas qu’un week-end musical, c’est le symbole d’un modèle indépassable pour l’économie espagnole, au grand bonheur des jeunes anglais dont beaucoup ont organisé leur enterrement de vie de garçon.

Espagne, Zimbabwe, même combat ?

Il faut dire qu’outre les conséquences de la crise, de nombreux britanniques propriétaires d’une résidence secondaire en Espagne ont déchanté quand Zapatero a remis au goût du jour une loi de 1988, la Ley Costas. Au grand bonheur des écolos (bien que Green Peace regrette la lenteur de sa mise en œuvre), cette loi donne à l’Etat espagnol la possibilité d’expulser les habitants de 300 000 logements construits trop proche des côtes, dont de nombreuses résidences secondaires britanniques. Inutile de dire que José Luis ne s’était pas fait que des amis outre-Manche. L’eurodéputé anglaise Marta Andreasen, (membre du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, UKIP) s’est même donné pour mission de lui mettre des bâtons dans les roues, allant jusqu’à comparer l’Espagne au Zimbabwe de Robert Mugabe, quand le dictateur africain détruisait les maisons des colons britanniques !

Aujourd’hui, l’Espagne est bien obligée de faire marche arrière, avec des banques et caisses d’épargnes en piteux état, notamment à cause de la faillite de nombreuses sociétés immobilières. De quoi être sensible à l’argument des plateformes d’affectés de la Ley Costas qui avancent que l’application de la loi ferait perdre à l’Etat 50 millions d’euros. Et de quoi rendre l’Espagne doublement dépendante du Royaume-Uni, tant pour les rentrées de son industrie touristique que pour le sauvetage de son marché immobilier. Pendant ce temps, Vince Power continue de remplir l’enceinte du Festival international de Benicassim avec des pass à 170€… Règlement en livres sterling apprécié.

Cet article a été publié initialement sur fluctuat.net

 

Réagissez, débattons :



Laisser un commentaire