Débarrassés du président Bachar Al-Assad, les Syriens oscillent entre l’espoir de vivre dans un État de droit et la crainte d’être soumis à un nouvel autoritarisme où la majorité sunnite imposerait sa loi aux minorités religieuses comme les Druzes et les Alaouites. Fin manœuvrier, le président Ahmed Al-Charaa sait qu’il doit donner des gages de tolérance pour s’assurer le soutien des capitales occidentales.
Porté à bout de bras par son père, Aram, trois mois, gigote dans son petit body. Il est emporté par la joie contagieuse de la foule rassemblée devant la tombe du soldat inconnu, sur les hauteurs de Damas. En cette nuit du 3 juillet, l’obscurité est striée de rais de lumière émanant d’une scène imposante où doit bientôt être dévoilée l’identité visuelle de la Syrie nouvelle.
Le simple fait de pouvoir se réunir si près du palais présidentiel sans risquer d’être arrêté fait renaître l’excitation incrédule des premiers jours de la « libération », au lendemain de la chute du dictateur Bachar Al-Assad, le 8 décembre, et de sa fuite à Moscou (1). « Rien n’est éternel, Bachar est tombé », scande un groupe de jeunes. Puis ils forment une ronde autour d’Aram, symbole d’une génération de Syriens qui n’aura plus à courber l’échine face au pouvoir. C’est en tout cas ce que promet le nouvel hymne officieux qu’ils s’empressent d’entonner : « Relève la tête, tu es un Syrien libre. » Deux jours plus tôt, Damas et les autres grandes villes étaient déjà à la fête après l’annonce de la levée effective des sanctions américaines contre le pays, le délivrant ainsi d’une entrave majeure à sa reconstruction après quatorze ans de guerre, de dévastations et de prédations.Au milieu de la nuit, un aigle doré sur fond vert surmonté de trois étoiles apparaît sur l’écran géant. S’ensuit la retransmission du discours du président de transition, M. Ahmed Al-Charaa, qui proclame : « L’identité dont nous nous dotons aujourd’hui incarne une Syrie qui n’accepte ni division ni partition », avant d’ajouter que « la diversité culturelle et ethnique est une richesse, et non une cause de conflit ». Trois jours plus tard, les États-Unis annoncent retirer le groupe islamiste dont est issu le nouvel homme fort de Damas, Hayat Tahrir Al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant, anciennement Front Al-Nosra), de la liste des « organisations terroristes étrangères ».
Mais, dans ce pays qui émerge à peine d’une longue nuit, il suffit d’une étincelle pour faire sauter les plombs et ramener l’obscurité.
Le 11 juillet, l’agression d’un marchand de légumes de confession druze par des groupes bédouins armés sur la route reliant Damas à Soueïda, grande ville du sud du pays à majorité druze, met le feu aux poudres. Dans la province, des heurts éclatent entre factions druzes et combattants bédouins. Au bout de trois jours d’affrontements, l’intervention des forces gouvernementales aux côtés des Bédouins pour « rétablir l’ordre » donne le coup d’envoi d’une longue litanie d’exactions contre des civils des deux camps. Ces événements permettent une nouvelle ingérence militaire d’Israël, qui bombarde les installations de l’armée syrienne jusqu’au cœur de Damas sous prétexte de protéger la minorité druze (2) (lire « Une occupation pour faire oublier l’autre »).
« Les forces gouvernementales ont coupé l’eau, l’électricité, l’accès à la nourriture, et se livrent à un massacre à huis clos contre les Druzes. Dans mon seul quartier, ils ont tiré cinq roquettes et tué trois de mes voisins », nous raconte, le 16 juillet, M. Osama T., un jeune Druze ayant réussi à fuir Soueïda. Tous les témoignages que nous avons recueillis à propos de cette flambée de violence concordent : la haine confessionnelle s’est déchaînée jusqu’à l’absurde. Ainsi, treize personnes d’une même famille ont été assassinées chez elles par « des membres des ministères de la défense et de l’intérieur » contrôlés par le nouveau régime, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). « La famille Radwane était pourtant connue comme un des plus fervents soutiens de la révolution contre le régime de M. Al-Assad », se désole M. Maxime Abou Diab, militant de la société civile. De nombreuses vidéos d’exécutions sommaires filmées par leurs auteurs circulent aussi sur les réseaux sociaux, permettant de documenter les crimes commis dans les deux camps tout en entretenant un climat de terreur et d’impunité. « Je suis syrien », répond un homme à terre à son bourreau qui lui demande s’il est « musulman ou druze », avant de l’exécuter de sang-froid sous l’œil de la caméra. En une semaine, 1 311 personnes ont été tuées ; parmi elles, 300 civils druzes, dont 196 ont été exécutés, ainsi que trois civils bédouins, selon l’OSDH. De son côté, le Réseau syrien pour les droits de l’homme (SNHR) déclare avoir recensé au moins 814 morts.
Après l’annonce par les États-Unis, le 19 juillet, d’un cessez-le-feu entre Israël et la Syrie, M. Al-Charaa a exhorté les combattants bédouins à le respecter, tout en les félicitant pour leur « héroïsme ». Il a aussi promis d’obliger à « rendre des comptes » les auteurs d’exactions contre le « peuple druze, qui est sous la protection et la responsabilité de l’État ». Le 31 juillet, le ministère de la justice a annoncé la création d’une commission chargée d’enquêter sur les événements de Soueïda, dont le rapport final doit être rendu avant la fin du mois de septembre. Malgré ces gestes, les habitants de la ville demeurent assiégés, une stratégie de punition collective rappelant les pires heures du régime déchu (3).
Pour nombre de Syriens, cet énième pic de violence depuis le début de la transition sonne la fin définitive de l’euphorie et le retour à l’âpreté du réel. Certes, la vieille Syrie, avec sa dictature et ses sinistres moukhabarat (services secrets), est morte, mais la nouvelle tarde à apparaître. « La chute du régime n’est qu’une étape sur la voie de la récupération de notre pays », convient Mme Sana Yazigi, fondatrice de Mémoire créative de la révolution syrienne, une plate-forme numérique créée en 2013 dans le but d’« archiver l’expression libre, l’art et la culture en temps de révolution et de guerre en Syrie ».
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