Le porno est mort, vive le porno!

De plus en plus de réalisatrices féministes s’emparent d’un genre longtemps jugé honteux et machiste pour en faire un outil positif en faveur de l’expression des sexualités. Reportage.

« Parler de pornographie reste difficile. » Andrés Barba et Javier Montes débutent l’essai La Cérémonie du porno (2007) par cet avertissement. Car le plus souvent, quand on entend parler de pornographie, c’est pour s’entendre justifier des lois liberticides de contrôle d’Internet, pour expliquer la violence conjugale, voire la perte de libido. Dans The Secret Museum, Walter Kendrick rappelle l’évolution de la censure appliquée à la pornographie : de la censure morale des hommes, s’affichant pour protéger les femmes et les mineurs, à celle des féministes anti-pornographie, pour empêcher les jeunes hommes de devenir des violeurs en puissance.
Mais depuis les années 1990, l’industrie pornographique s’est massifiée et, avec l’arrivée de la VHS puis des sites Internet et des réseaux sociaux, l’accessibilité a fait voler en éclat toute velléité de restriction efficace. En 2001, aux États-Unis, l’industrie du porno rapportait entre 10 et 14 milliards de dollars, « soit plus que le football, le basket-ball et le baseball réunis », rappelle le New York Times dans l’article « Naked capitalism ». Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par industrie porno. « Les films X, en général, sont produits par des hommes et destinés à un public masculin, ce qui les oriente vers des codes très particuliers : chosification et humiliation des femmes, en focalisant toujours l’importance sur le plaisir masculin et  non le plaisir féminin », écrit Lucia Etxebarria dans Ce que les hommes ne savent pas, le sexe raconté par les femmes (éd. Héloïse d’Ormesson, 2009).

La masturbation, réservée aux mecs ? 

La norme en vigueur dans ces films aux codes répétitifs a longtemps été de s’épargner le scénario et de se limiter à un objectif purement masturbatoire. En oubliant un léger détail : les femmes aussi se masturbent. Et les codes du genre ne les attirent pas forcément. « Au début, je ne regardais pas trop de films pornos car la majorité étaient machistes, moches et agressifs. Mais j’aimais beaucoup l’idée du porno, comme un moyen de t’inspirer, de t’exciter voire de t’éduquer. J’ai donc commencé à faire mes propres films, pour savoir s’il était possible de faire du porno qui m’excitait tout en montrant des valeurs qui me parlent », explique la réalisatrice de cinéma explicite pour adultes Erika Lust, dans son bureau de Barcelone.

Le plaisir féminin… vu par les femmes

Erika Lust est ce qu’on appelle dans le milieu une réalisatrice de porno féminin. Dès son premier court-métrage en 2004, cette Suédoise, mère de deux filles, s’applique à déconstruire tous les clichés qui font du film porno conventionnel un film machiste. « Non, les femmes ne vont pas tout le temps au lit en talons, non, elles ne sourient pas tout le temps quand ils les étouffent avec leurs bites, non, les femmes jeunes n’aiment pas forcément coucher avec des hommes âgés, gros et moches… » Autant d’incontournables que la diplômée de sciences politiques s’applique à ridiculiser dans son livre Porno pour elles (éd. Femme fatale, 2009). Ses films, récompensés par de nombreux prix, respectent trois critères principaux : « Une attention particulière à l’esthétique, à montrer la sexualité depuis le point de vue de la femme, et au niveau de la production, à s’assurer que les actrices sont consentantes, respectées et bien protégées. » Non seulement les femmes se masturbent, mais elles éjaculent aussi. Une réalité qui – jusqu’à ce que la réalisatrice britannique de porno Anna Span sorte Women love porn et résiste pour que les six minutes d’éjaculation féminine filmées ne soient pas coupées – était censurée par le British Board of Film Classification, qui la confondait avec l’acte d’uriner. Que ce soit pour Anna Span ou Erika Lust, réaliser des films pornographiques s’inscrit dans la droite lignée du leitmotiv d’Annie Sprinkle, pionnière du porno féministe : « The answer to bad porn isn’t no porn. It’s more porn ! » (La réponse au mauvais porno, ce n’est pas d’interdire le porno, mais de faire plus de porno !)

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Erika Lust derrière la caméra, ça donne des images léchées et des scènes explicites oscillant entre l’érotique et la pornographie, à destination des femmes hétérosexuelles. Mais pas que : « De nombreux hommes m’écrivent pour me remercier aussi », précise-t-elle. Et pas non plus toutes les femmes : « Dans le courant dit du porno féminin, on trouve souvent l’idée que les femmes veulent toute la même chose, l’idée que leur plaisir peut être essentialisé. Or, selon moi, ce qui pose problème c’est que l’industrie porno de masse soit dominée par des hommes et filme des femmes-objets. À partir du moment où les femmes passent derrière la caméra et deviennent sujets de leur sexualité, si une actrice veut une double pénétration et une éjac’ faciale et qu’elle est respectée au tournage, ce n’est pas forcément sexiste. Ce qui compte, c’est la diversité des sexualités », estime Judy Minx, une jeune actrice ayant joué tant dans des films pornos mainstream que dans des pornos queers et féministes.

Les femmes n’aiment pas que la douceur…

Acceptant de témoigner en pleine marche des travailleuses du sexe samedi 2 juin, Judy revient sur l’anecdote du tournage d’un porno féminin pour expliquer son scepticisme. « Avec la série X Femmes, Canal plus a donné la parole à des réalisatrices de cinéma pour livrer leur vision du porno féminin. Résultat, les actrices, Mélanie Laurent ou Arielle Dombasle, étaient mises en valeur, tandis que les scènes pornographiques étaient réalisées par des doublures, comme si c’était trop dégradant pour elles. » Wendy Delorme, actrice, performeuse queer partenaire de Judy dans Too much pussy ! d’Emily Jouvet (2010), met l’accent sur ce point : « La déculpabilisation des femmes sur leurs pratiques sexuelles s’accompagne souvent d’une édulcoration. Les sites Internet proposent en général une interface très girly-féminisante, ce qui n’est pas un mal en soi, mais cela participe de l’idée que les femmes n’ont pas une façon crue et sans détours d’aborder le sexe, qu’il nous faut toujours des arabesques, du rose et des fanfreluches… »

Le porno, une culture légitime ?

Annie Sprinkle, Erika Lust, Wendy Delorme et Judy Minx se revendiquent toutes, chacune à sa manière, du mouvement « sex-positif », c’est-à-dire en faveur d’une sexualité dénuée de préjugés négatifs. Une philosophie qui ne s’envisage qu’au prix d’un engagement en faveur d’un autre porno, à mille lieux des féministes anti-pornographie des années 1970. Le mouvement naît dans « La Mecque LGBT : San Francisco. Il est concomitant de l’émergence du mouvement des lesbiennes SM inspirées par Pat Califia », écrit Wendy Delorme dans l’article « Porno féministe : la fin d’un oxymore » publié dans la revue Ravages en octobre 2011. Dès le début, la défense d’un autre porno s’accompagne d’une mise en valeur de la pluralité des sexualités à l’écran. Depuis 2006, les Feminist Porn Awards sont organisés par le sex-shop Canadien Good For Her et récompensent souvent des films LGBT. La réalisatrice Courtney Trouble « créer en 2002 le site NoFauxxx et en 2010 la web-TV Queer Porn TV où elle met en ligne des photos et vidéos sexy faites par et pour des lesbiennes, gays, bis, trans… », précise Wendy Delorme. « De plus en plus de stars du porno queer apparaissent dans des films conventionnels. Et vice-versa », ajoute Judy Minx, preuve que le mouvement né de la scène indépendante gagne peu à peu le porno mainstream.

Dépassé Pigalle, Judy Minx aperçoit Guillaume, du Tag Parfait, un site « hipster » sur le porno, résume-t-elle. « L’idée du site, c’est que le porno fait partie de la culture de notre génération. Tout le monde sait ce qu’est une MILF (Mother I’d Like to Fuck, ndlr) ! On n’est pas Hot Vidéo, juste des jeunes qui aiment le porno et s’en inspirent pour écrire des textes gonzo », résume le blogueur de 25 ans, presque timide. Parler de porno reste difficile. Et le restera. Mais, à l’instar d’autres cultures populaires longtemps jugées honteuses, le porno est sorti du placard et devient plus légitime.

Article publié sur Regards dans le supplément sexe de l'été 2012

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