L’autre microcrédit débarque en Europe

 

Les communautés autofinancées constituent une petite révolution dans le monde du microcrédit. Elles donnent accès au crédit à des populations généralement exclues du système bancaire formel.

 

«Si tu demandes 600 euros à ta banque, ils vont te réclamer des garanties de salaire à long terme et tu vas payer des intérêts élevés. Avec la communauté autofinancée (CAF), tu es entouré de gens de confiance, donc pas besoin de montrer patte blanche. Et les intérêts sont minimes.»Johany, un jeune comptable colombien, fait partie des représentants des CAF, nées en Espagne, réunis à la mi-décembre pour leur congrès annuel, à Barcelone. Cris d’enfants, rires, cuisine maison: l’ambiance chaleureuse ferait presque oublier que l’arrivée des CAF en Europe est une révolution dans le monde du microcrédit.Dans le cercle où les débats fusent, Jean-Claude Rodríguez-Ferrera, le fondateur de l’Association des communautés autofinancées (ACAF). C’est lui qui, de retour d’une étude de terrain au Venezuela où il a découvert l’existence de banques de prêt pour les pauvres gérées avec leurs propres fonds, les Bankomunales, a décidé d’importer cette nouvelle forme de crédit participative et solidaire en Europe. Les communautés autofinancées issues de ce voyage fondateur naissent du constat que les individus pauvres ne sont pas «absolument» pauvres et qu’ils maniaient déjà leurs propres outils d’épargne et de crédit avant l’entrée en lice du microcrédit popularisé par la Grameen Bank de Muhammad Yunus. En Bolivie, on parle de pasanacu, les Colombiens les nomment natilleras et les Sénégalais tontines.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Dépasser les limites du microcrédit

Quels que soient le nom et la forme des associations rotatives d’épargne et de crédit qui ont inspiré les CAF, l’idée est la même: un groupe de proches se réunit et chacun met de l’argent de côté une fois par mois. A partir de cette épargne collective, chaque membre peut obtenir un crédit à tour de rôle pour lancer un projet d’entreprise, acheter un appareil électro-ménager, un billet d’avion ou répondre à une dépense de santé imprévue. Dans ces communautés réunies autour d’une nécessité financière, l’élément économique est indissociable d’une plus-value sociale. Dans les pays en développement, les premières communautés repérées n’avaient d’ailleurs pas d’objectif financier; elles avaient pour «finalité d’unir leurs efforts pour accélérer des tâches spécifiques, comme la récolte des cultures agricoles ou la construction de logements», apprend-on dans L’autre microfinance, coécrit par Jean-Claude Rodríguez-Ferrera et Salomón Raydán, entrepreneur social qui déploie des Bankomunales un peu partout en Amérique latine. Si les deux entrepreneurs sociaux se sont tournés vers le système d’épargne informel, c’est que le système de microcrédit formel montre aujourd’hui ses limites. Muhammad Yunus lui-même l’a concédé: «En 1983, j’ai fondé la Grameen Bank pour que des gens, surtout des femmes pauvres, aient accès à de petits emprunts, afin de les sortir de la pauvreté. A l’époque, je n’aurais pas songé une seconde que le microcrédit pourrait enfanter son propre troupeau d’usuriers. Mais il l’a fait», écrivait le père du microcrédit dans le New York Times en janvier 2011. Intérêts de plus en plus élevés, surendettements qui mènent à des suicides et dépendance croissante des pauvres envers ces nouveaux intermédiaires qui poussent à prendre des crédits mais n’apprennent pas aux gens à épargner, tels sont les principaux écueils du diagnostic opéré tant par Muhammad Yunus que par Jean-Claude Rodríguez-Ferrera. «Les problèmes du microcrédit ont commencé en 2005», poursuit Muhammad Yunus. Tout comme les alternatives.

«De retour du Venezuela en 2005, j’ai décidé d’importer l’outil de prêts financiers autogérés et sans intermédiaires des Bankomunales fondées par Salomón Raydán. Ce fut une aventure, une folie, tant les gens ne croyaient pas à une implantation en Europe.» La grande différence avec le microcrédit tient au fait que les fonds ne viennent pas de l’extérieur mais de l’épargne communautaire, et que les crédits attribués servent à couvrir toutes les dépenses nécessaires au quotidien et non uniquement à lancer un projet d’entreprise. En 2006, Jean-Claude Rodríguez-Ferrera créait les premières «tontines améliorées» à Barcelone. Choisir l’Espagne comme première destination européenne, est-ce un hasard? Dans ce pays en crise où des milliers de familles se sont endettées pendant le boom économique des années 2000 et se retrouvent désormais à la rue, faute d’être des «clients solvables», les déçus du système bancaire sont légion.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Un atout pour les travailleurs immigrés

Sur la soixantaine de CAF montées cinq ans plus tard, la grande majorité est composée d’immigrés. «Ils y ont cru parce qu’ils l’avaient déjà vu chez eux», explique David, de l’ACAF, un jeune Colombien qui peut vous expliquer en deux heures comment créer votre propre CAF. Johany et les autres membres de la CAF Arepa avaient déjà tous participé à une natillera en Colombie. De son côté, Abdoulaye avait déjà monté une tontine avec sa femme et ses amis en Espagne quand Jean-Claude Rodríguez-Ferrera est venu lui parler d’un système plus sûr et plus pérenne en 2006. Ce jeune père de famille sénégalais a consulté ses proches et ils ont accepté.Depuis, il parcourt le monde pour expliquer la philosophie de la CAF, de la Tanzanie à l’Italie. Il revient alors sur ce que Jean-Claude Rodríguez-Ferrera lui a confié au début de sa «folle aventure»: comme les tontines, les communautés autofinancées visent à donner accès au crédit à des populations généralement exclues du système bancaire formel, mais en améliorant plusieurs aspects par rapport à ce mécanisme «informel mais efficace». Sa fiabilité, d’une part – si un membre ne rembourse pas, d’autres couvrent les frais; la caisse et sa clé sont gardées par deux personnes différentes, etc. –, et sa flexibilité, d’autre part – «une flexibilité particulièrement adaptée à la population des travailleurs immigrés en Europe. Car si, pour qu’une tontine fonctionne, tu ne peux pas quitter le navire avant la fin, avec la CAF, rien ne t’empêche de récupérer tes fonds et de partir», précise Abdoulaye. Et, enfin, l’aspect pédagogique, qui veut qu’outre la facilitation de fonds les membres d’une CAF doivent apprendre à gérer leur épargne et à participer à un collectif. On n’est pas loin des assemblées populaires d’indignés qui s’échinent à recréer une démocratie locale et directe dans les quartiers de Barcelone.

 

Crédit photo : Emmanuel Haddad

La crise, berceau de «solutions intelligentes»

Alors que le congrès touche à sa fin, chaque CAF revient sur les bons et les mauvais points de l’année passée. Un membre d’une communauté gérée par des jeunes âgés au maximum de 24 ans se félicite de la taille croissante des crédits octroyés – «et on disait que le système ne marcherait pas avec des jeunes», sourit Jean-Claude Rodríguez-Ferrera. Les membres handicapés de la CAF Pocapoc (néologisme de «peu à peu») ont pris confiance en leur capacité à gérer des questions d’argent. Seul hic du tour de table, une femme avoue que sa CAF vient tout juste de rouvrir: elle avait fait faillite après le départ de deux membres, crédit en poche. Mais grâce au système d’aval de la CAF, la somme emportée a été remboursée. Dans l’édition du week-end du quotidien La Vanguardia posée sur la table, Christian Oltra, enseignant-chercheur de sociologie à l’université de Barcelone, rend un hommage indirect aux membres des CAF: «Il est peu probable que la crise actuelle génère autre chose que de l’anxiété, le mal-être et l’appauvrissement des citoyens. Pourtant, la crise fait aussi que les gens sont plus disposés à apprendre et à chercher des solutions intelligentes, altruistes et innovantes aux problèmes.»

 

Un grand merci à David et Jean-Claude, de l’association ACAF, pour leur disponibilité.

Cet article a été publié sur le quotidien suisse Le Courrier vendredi 30 décembre 2011.


 

 

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