Au Liban, vivre malgré tout

 

Alors que le pays craint la déflagration régionale, le collectif Kahraba n’aurait annulé pour rien au monde son festival artistique, meilleur remède contre les maux de la guerre.

Ce devait être le plus grand festival electro du Moyen-Orient. Prévu samedi 7 septembre à Beyrouth, Creamfields, qui devait réunir la crème des DJ du monde entier, a été annulé au dernier moment, «à la lumière des restrictions de voyage émises par plusieurs gouvernements en Amérique du Nord et en Europe, et après consultations entre toutes les parties impliquées dans l’organisation de l’événement», a déclaré JK58, l’organisateur du festival, blasé.

Car depuis que les Etats-Unis et la France se sont dit prêts à bombarder la Syrie, en réponse à l’attaque au gaz chimique attribuée par leurs services de renseignement au régime de Bachar el-Assad le 21 août dernier, qui a fait 355 morts selon Médecins sans Frontières, le Liban est en sursis. Le personnel non essentiel de l’ambassade américaine est évacué, un navire prêt à embarquer les forces italiennes de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (Finul) stationne le long des côtes et les avions sont pleins à craquer de touristes qui fuient le pays des cèdres. «Liban: vers une guerre civile?» titre déjà un magazine français, comme si les dés étaient jetés pour les quelque cinq millions d’habitants du pays coincé entre la Syrie et Israël.

«Ne pas céder à la peur»
Vendredi 6 septembre, 19h. Les escaliers Vendôme, situés dans le quartier beyrouthin Mar Mikhaël, se remplissent peu à peu. Les guitaristes de l’école arménienne Hamazkayin répètent une dernière fois leur répertoire, les marionnettistes de l’association Warak s’apprêtent à accueillir les enfants et leurs parents, tandis que les voisins parachèvent leurs stands de nourriture destinés à apaiser l’estomac des festivaliers. Contrairement à Creamfields, «Nehna Wel Amar Wel Jiran» («Nous, la Lune et les voisins»), un festival qui allie le théâtre à la musique, la danse contemporaine à la photographie, a décidé de se tenir du 6 au 8 septembre.

«Organiser le festival dans le contexte actuel souligne l’importance de ne pas céder à la peur. On a d’autant plus besoin d’avoir des moments d’échappée, de gratuité et de rencontres avec les autres, étant donné le contexte de crispation régionale.» Aurélien Zouki est le cofondateur du collectif Kahraba, à l’origine du festival qui fête sa troisième édition. Pas question d’annuler, malgré le retrait des principaux sponsors au dernier moment. Pour ce jeune comédien, créer un espace de rencontre gratuit entre artistes et voisins du quartier Mar Mikhaël, malgré la menace d’embrasement régional proférée par l’axe Syrie-Iran-Hezbollah en cas d’engagement franco-américain en Syrie, ne revient pas à nier la réalité. Mais à la combattre avec l’art pour seule arme: «Au Liban, les gens sont façonnés par la guerre. Ce n’est pas tant le conflit à venir qui fait peur que les réminiscences des guerres passées. Chaque nouvel attentat convoque le souvenir des précédents», explique celui qui est revenu au Liban en 2006, en pleine guerre entre Israël et le Hezbollah.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Théâtre ambulant en pleine guerre civile
D’où la nécessité d’un art capable de désamorcer les traumatismes laissés par les conflits passés. Noun a tout juste du poil au menton, mais il a déjà perdu sa mère, victime d’un bombardement. Nous sommes en pleine guerre civile au Liban (1975-1990), Noun entend ses tantes lui raconter que sa mère est montée au ciel, son grand-père lui expliquer que son cœur a cessé de battre, mais il ne comprend toujours pas pourquoi elle ne revient pas. Alors il part dans une aventure qui le mène à faire un deuil à sa manière, en plantant des fleurs sur le toit de tous les immeubles de Beyrouth.

Tout le week-end, l’histoire de Noun, Hussein Nakhal la conte à des gosses médusés devant les marionnettes que Warak a mis trois mois à confectionner: «L’idée du collectif, créé l’an dernier, est d’aborder des thèmes sociaux à travers des spectacles multidisciplinaires. Nous sommes graphistes, animateurs, comédiens, musiciens, et nous souhaitons utiliser ce biais ludique et artistique pour traiter des questions sérieuses comme la mort, la guerre, la mémoire», explique Hussein après le spectacle, sans son déguisement de conteur. Le premier spectacle du collectif faisait renaître l’ambiance du Café Wimpy, lieu historique de l’intelligentsia libanaise d’avant-guerre. «Nous voulons faire revivre l’atmosphère de brassage d’idées et de rencontres qui y régnait», sourit le jeune à la moustache et aux souliers vintage.

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Crédit photo: Emmanuel Haddad

Jogging et réalité beyrouthine
Les enfants filent écouter le pianiste Joseph interpréter Ravel et Scarlatti. Les voisins, jaloux, sortent l’accordéon entre deux mezzés aux odeurs alléchantes. Les marches de l’escalier sont tapissées de photos des habitants du quartier. La plupart des voisins ont accepté la mise en abyme proposée par la photographe Rima Maroun et contemplent à présent leurs visages souriants qui recouvrent les murs lézardés. Puis une femme voilée commence son jogging sur les marches de l’escalier Vendôme et tout le monde fait silence. «C’est la grande figure du théâtre libanais», précise Aurélien. Hanane Hajj-Ali est le personnage principal de la pièce Jogging/Run 7enno run, où elle interprète le rôle d’une joggeuse qui décrit la réalité beyrouthine tout en trottinant: tours d’immeubles qui masquent la vue sur la mer, absence d’espace public, déficit criant de citoyenneté dans une capitale abandonnée aux investisseurs immobiliers (lire ci-dessous)…

La présence d’Hanane Hajj-Ali, entourée d’un public nombreux, réconforte les jeunes artistes du collectif Kahraba. Ils craignaient que les voisins ne préfèrent rester cloîtrés chez eux plutôt que de venir découvrir la trentaine d’artistes réunis sur l’escalier. Elle marque aussi une continuité entre la démarche du festival et celle de l’artiste originaire du Sud-Liban. En pleine guerre civile, l’actrice chiite et voilée avait participé à la tournée de la compagnie de théâtre Al-Hakawâti dans les villages les plus reculés du Liban, pendant que les bombes et les snipers dissertaient sur l’art de la guerre. «Le collectif Kahraba fait la même chose aujourd’hui. Nous allons aussi bien dans les villages chrétiens que devant les écoles du Hezbollah, qui ont aussi soif de culture qu’ailleurs», précise Aurélien. Bombardement ou pas, le théâtre ne s’arrêtera pas de vivre au Liban.

 

Mar Mikhaël, un quartier en sursis

«Ce n’est pas qu’un simple festival, c’est une manifestation pour montrer qu’on a besoin d’espaces publics pour se rencontrer et partager.» Quand Sarina pense à l’escalier Vendôme, elle se rappelle du cinéma du même nom où sa mère l’emmenait jadis. Aujourd’hui, un trou béant l’a remplacé; une tour de dix-huit étages devrait bientôt s’y dresser. «Les maisons situées derrière le chantier sont toutes en passe d’être remplacées par de nouveaux immeubles. Les habitants racontent qu’on leur a proposé de l’argent ou un appartement dans la future tour en compensation», explique Aurélien.

«La classe créative1 a emménagé dans le quartier, des galeries et des boutiques de design ont ouvert et de vieux immeubles ont été rénovés pour accueillir des bars et des restaurants», écrit Marieke Krijnen, chercheuse spécialisée sur la politique urbaine de Beyrouth à l’université de Gand (Belgique). Cette gentrification a entraîné une hausse exponentielle des prix de l’immobilier et symbolise «le laisser-faire politico-économique libanais régulé par une élite de banquiers et de commerçants», abonde Christiaan De Beukelaer, chercheur belge qui a travaillé avec elle sur le sujet.

Beyrouth est la ville des tours d’immeuble construites les pieds dans l’eau et de l’absence d’espaces verts. Le seul parc de la ville, Horsh Al-Sanawbar, est interdit au public depuis des années. «La raison officielle est la détérioration du parc par les Palestiniens du camp voisin de Chatila, qui viendraient arracher les robinets pour les revendre», assure Aurélien, incrédule.

La raison profonde est ailleurs pour Fadi Shayya, urbaniste libanaise: «Les rares fois où l’espace public est inscrit à l’agenda au Liban, il est traité comme le produit d’un design urbain limité à sa dimension esthétique et victime de la disponibilité des ressources et de la volonté des institutions», écrit-elle dans l’ouvrage collectif At the Edge of the City (Au bord de la ville), dédié à l’avenir du parc Horsh Al-Sanawbar.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Or depuis six mois, le Liban n’a pas de gouvernement. Ce qui n’empêche pas les projets immobiliers privés de foisonner dans sa capitale. L’installation «Sous les tours, la mer», présentée pendant le festival «Nous, la Lune et les voisins», tourne en dérision cette fièvre immobilière. Un plongeur en carton-pâte saute de l’escalier Vendôme dans le trou béant du chantier. Car les sous-sols des gratte-ciels beyrouthins sont situés au niveau de la mer, obligeant à pomper l’eau pendant toute la durée de vie de l’immeuble. Aurélien rit jaune devant le gâchis occasionné: «Futé, dans un pays qui n’a pas d’électricité!»

Reportage publié dans le journal suisse Le Courrier, lundi 9 septembre 2013. A l'heure actuelle, les Etats-Unis n'ont toujours pas bombardé la Syrie, qui n'a toujours pas bombardé Israël, qui n'a toujours pas bombardé le Hezbollah, qui n'a toujours pas bombardé Israël, qui n'a toujours pas bombardé le Hamas... Mais les missiles sont astiqués tous les jours, de la mer Méditerranée à la base militaire syrienne de Tartous.

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