A 30 euros du bonheur

Trente euros, en Suisse, ça permet de payer un restaurant à sa femme, ça donne un abonnement à la piscine, un pull, une soirée en discothèque, une nuit d’hôtel… Perdre 30 euros, ça fait grincer des dents, râler un peu, mais une journée de travail et on a déjà oublié.

Mohamed compte qu’avec environ 20 000 francs CFA (30 euros), il pourrait rejoindre sa fiancée et sa fille de trois ans à Abidjan. Depuis Ouagadougou, il passerait par Bobo, pour 5000 francs CFA; là, il trouverait un camion-remorque qui l’emmènerait à la frontière pour 3000, puis il irait jusqu’à Bouaké pour 8000 et terminerait à Abidjan avec 4000 francs CFA. Dans la tête de ce Malien originaire de Gao, échoué dans la capitale burkinabé depuis huit mois, les comptes sont limpides. Ce qu’il n’arrive pas à résoudre, c’est comment réunir une telle somme.

Pour prendre la bonne décision, il faudrait d’abord qu’il arrive à manger à sa faim. Mais depuis hier midi, ce grand trentenaire peul n’a rien avalé. Il boit un café en murmurant que ça calme la faim, sort une cigarette écrasée de sa poche et la fume en silence, les doigts tremblants. «C’est pas bon la guerre.» En regardant la fumée s’élever dans le bouiboui, les souvenirs des derniers mois à Gao remontent. Les enfants de son frère jouant avec une grenade, le plus grand qui perd ses bras, le MUJAO [Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest, groupe dissident d’Al-Qaida au Maghreb islamique] qui lui vole le véhicule 4×4 et les deux motos grâce auxquelles il déplaçait les touristes entre Gao, Tombouctou et le pays Dogon, les amis tués parce qu’ils n’ont pas voulu rejoindre l’armée malienne, lui qui doit s’enfuir pour éviter de connaître le même sort… Difficile de savoir si ce que dit l’ancien guide touristique est vrai, impossible à vérifier ailleurs que sur son visage, soudain crispé et livide, ses yeux soudain perdus dans le vide.

Puis il se reprend. Les 20 000 francs CFA. Il a une idée. Courir le marathon de Ouagadougou le 1er juin et empocher 20 000 francs CFA s’il arrive parmi les cinquante premiers. Il sort une carte de visite où est écrit: «20 000 francs si dans les 50 premiers». Un proche le lui a promis. Il croit en ses chances. Pas le choix. Les 200 ou 300 francs CFA qu’il empochait en aidant un vendeur au marché ne lui donnent pas de quoi partir. Les cartons qu’il ramasse et revend au marché non plus. Et puis, à part les Kenyans, les Ethiopiens et les Marocains, il ne voit pas qui pourrait l’empêcher d’arriver dans le peloton de tête. A 42 kilomètres d’empocher la somme, on dirait qu’il a déjà plié la course et qu’il va préparer ses bagages. Pourtant, il suffit de le regarder pour deviner l’issue. Au maximum, il atteindra les 30 km et échouera devant leur fameux mur. Entre les cigarettes qu’il enchaîne pour calmer la faim et la peur d’échouer, la sous-alimentation et le manque de sommeil, Mohamed n’est pas prêt. Mais faut-il pour autant briser le seul scénario qui lui permet de se projeter dans les bras de sa fiancée et de sa fille, qui vivent chez son grand-père en Côte d’Ivoire?

«C’est pas bon la guerre». Mohamed ne voulait ni combattre avec le MUJAO, ni contre eux. Juste continuer à gagner sa vie en accompagnant des touristes sur les sentiers des anciennes civilisations songhaï, peul et toucouleur qui forgent l’histoire de son pays. Désormais, il est à 30 euros de retrouver un sens à sa vie; pour lui, c’est une montagne à franchir, un exploit anonyme à fournir. Pendant ce temps, la communauté internationale promet de livrer 3 milliards d’euros au Mali pour reconstruire les institutions, l’armée et l’économie du pays. Quand les premiers virements arriveront, Mohamed sera peut-être déjà arrivé à Abidjan après avoir gagné le marathon de Ouagadougou. Quoi qu’il arrive, son destin est entre ses mains, comme des milliers de réfugiés maliens aujourd’hui.

Chronique publiée sur Le Courrier le 4 juin 2013

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