Précarité et émigration, les visages de Janus de la crise espagnole

Où sont passées les cohortes de jeunes arborant fièrement leur diplôme du supérieur, sous le regard mouillé de leurs parents béats ? Alors, il y en a une partie en Allemagne, tenter sa chance en commençant par un stage non rémunéré, deux de ses amies font pareil en Inde et au Niger; un autre, avocat de formation, se tâte à quitter la péninsule ibérique pour le Canada après une année de chômage. Voilà pour les jeunes que j’ai eu la chance de côtoyer cette année à Barcelone, des têtes bien faites fraîchement diplômés qui se retrouvent à sec dans un marché du travail fané. Comme eux, plus de 53% des jeunes Espagnols se retrouvent au chômage, mais tous ne peuvent pas quitter le pays pour se faire un nom à l’étranger. Alors que fait-on dans un pays où la politique d’austérité réduit le budget de la santé, de l’éducation et peine à distribuer jusqu’aux allocations de 400 euros aux chômeurs en fin de droit ? Difficile à croire, mais de la précarité naît la solidarité entre ceux qui se cherchent des options alternatives pour ne pas perdre leurs droits et leur dignité. La précarité et l’émigration, deux thèmes que j’ai abordé dans les articles qui suivent, deux faces de clown triste d’une même crise espagnole qui n’en finit plus de faire des dégâts.

Les jeunes Espagnols, précaires réfractaires

 

Émigrer, retourner vivre chez ses parents ou pointer au chômage: les jeunes Espagnols sombrent dans la précarité au long cours mais refusent qu’emploi intermittent soit synonyme de droits intermittents.

« Les jeunes sont à bout », lâche Maria del Valle au sortir de sa mi-journée de travail comme conseillère d’orientation au Service professionnel de Catalogne (SOC, sorte de Pôle emploi au sein des communautés autonomes espagnoles). « Je peux allumer une cigarette ? » La jeune Barcelonaise vient de passer deux heures avec une infirmière de 32 ans qui se retrouve sans emploi suite au plan de rigueur dans la santé publique et songe à rejoindre le Royaume-Uni.

« “Je fuis mon pays”, m’a-t-elle lâché. Ils ne partent pas par choix mais par résignation. »

La conseillère, âgée de 31 ans, sait de quoi elle parle : « Je suis psychologue, j’ai un master de ressources humaines, un troisième cycle en intégration professionnelle, un certificat d’aptitude pédagogique pour être professeur, j’ai travaillé en Irlande et je me retrouve au SOC à mi-temps, d’où ils vont me virer en décembre! »

Le tableau noir dépeint depuis ce bureau de Pôle emploi espagnol, où sont inscrits 53,28% des jeunes au deuxième trimestre 2012 selon l’Institut national de statistiques, a de quoi faire fuir tout jeune capable de faire carrière à l’étranger. « Si tu veux travailler dans ton domaine, tu dois partir à l’étranger», résume Maria del Valle. « Une fois ton diplôme en poche, tu as trois débouchés:par terre, mer ou air », ironise la plateforme Juventud sin Futuro (« Jeunessesans avenir »), qui réunit des jeunes indignés mobilisés pour dénoncer la précarité et proposer des alternatives à leur génération. Encore faut-il pouvoir. Car l’Espagne a non seulement le triste record de chômage juvénile mais aussi un taux de décrochage scolaire de 30,6% entre 2005 et 2010. « À l’époque du boom immobilier, de nombreux jeunes ont lâché les études pour des salaires mensuels de deux à trois mille euros par mois dans la construction. Aujourd’hui, ils sont au chômage avec une hypothèque à régler et une famille à nourrir, et moi, je leur dis de reprendre les études », poursuit Maria del Valle. Si l’émigration est sur toutes les lèvres, quitter le Titanic espagnol n’est pas offert à tout le monde. À une semaine de la soutenance de sa thèse en histoire médiévale réalisée au prestigieux Conseil Supérieur d’Investigation Scientifique (CSIC) de Barcelone, Ivan précise :« Je suis une exception. Je peux partir tenter le coup au Brésil, devenir professeur d’université et mener une vie digne. Très peu de gens ont cette chance. »

Qu’ils soient surdiplômés ou dépourvus de baccalauréat, sur le point d’émigrer ou bloqués en Espagne, les jeunes Espagnols partagent tous un même destin « Avec la crise, la précarité a pris beaucoup de relief. Ce n’est plus une étape de la vie mais une trajectoire prolongée, un enchaînement de contrats fragiles et de périodes de chômage, une absence de perspective d’emploi digne, le tout débouchant sur une frustration juvénile », définit Antonio Antón, professeur de sociologie à l’Université autonome de Madrid.

Croisez n’importe quel jeune dans la rue, et demandez-lui avec qui il vit. « En colocation! », répondent Elizabeth et Pilar, comme une évidence. Devant le CSIC, où ces deux jeunes documentalistes – dont le poste va être supprimé l’an prochain –font jouer des maracas pour dénoncer la réduction de 37% du budget en 3 ans du premier centre de recherche d’Espagne. « Avec ma femme et ma fille, mais on doit demander de l’aide à nos parents », reconnaît pour sa part Ivan, dont la bourse d’études s’est terminée depuis longtemps. Les 800 euros de l’emploi à mi-temps desa compagne psychologue sont trop justes pour une famille. D’autres rentrent chez leurs parents. «Même quand ils ont des enfants, ajoute Maria del Valle. Ils louent leur appartement pour pouvoir payer l’hypothèque!»

Beaucoup voient dans la solidarité familiale le dernier élément qui permet d’éviter que la précarité sans fin ne débouche sur une vague de violence juvénile. «Mais l’amortisseur familial a une limite, estime Antonio Antón, dont le dernier livre s’intitule Resistancias frente a la crisis (Résistances face à la crise). Pour l’instant, les jeunes qui se mobilisent utilisent la désobéissance civile pacifique, ils sont éduqués et issus de la classe moyenne. Il n’y a pas encore eu de réaction extrémiste, comme en Grèce, ni de mobilisation massive de la part des collectifs issus de l’immigration et des classes les plus touchées par la crise.L’aspect positif, c’est que la mobilisation sociale est progressiste. » Mais la substitution de l’État-providence par la famille providence a un coût, poursuit le sociologue qui détaille:

« L’impossibilité pour les jeunes de s’émanciper du foyer familial, la fragilisation potentielle des relations familiales, l’humiliation et la baisse de l’auto-estime des jeunes. »

Le tableau est-il pour autant si noir ? Lacarte envoyée par une « yayoflauta »(1) à la déléguée du gouvernement à Madrid, Cristina Cifuentes, se veut au contraire porteuse d’espoir: « Les personnes âgées, nous nous sommes réunies et avons commencé à sortir dans la rue, à vivre au jour le jour. Nous avons rencontré des groupes de jeunes qui nous ont surpris par leur maturité, leur engagement, leur force et par leur soutien. Mes enfants ont commencé à sentir la politique grâce à vous. » Dans la lettre, à l’encre teintée d’ironie, cette retraitée, « de gauche depuis toujours », rend hommage à la politique économique anti-sociale du Parti populaire, car elle a soudé sa famille autour de la résistance non violente et la rend fière de la jeunesse indignée.« La solidarité s’était perdue avec les années du boom économique, mais elle revient avec la crise. C’est son bon côté », estime Ivan, dont la directrice de thèse a sauvé la bourse fragile en lui donnant tous les vêtements de sa fille.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

Depuis le début de la crise, les générations se sont rapprochées, et pas uniquement en sens unique, la retraite des parents servant de filet de sécurité aux jeunes sans perspective de carrière. L’indignation agit comme une traînée de poudre allumée par la jeunesse en direction de toute la société.« Nous sommes les fils du 15M. Nous avons une expérience qu’ils n’ont pas, puisée dans des années de résistance sous le franquisme. Eux ont la force et l’impétuosité qui nous manque », résume Francisco, un yayoflauta barcelonais. Éviter que la précarité devienne «normale» est le principal combat des indignés. À Juventud sin Futuro (JSF), l’oficina precaria (« bureau de la précarité ») a été créée pour dénoncer les abus des employeurs qui, trop souvent, profitent de la légion de jeunes précaires pour proposer des contrats non rémunérés:

« Nous ne pourrons lutter contre la précarité qu’en étant informés, car leur meilleure arme est notre ignorance. Nous mettons donc à disposition un conseiller légal à qui chacun peut s’adresser pour dénoncer un contrat abusif, l’absence de convention collective ou un stage non rémunéré »,

explique Pablo, membre de JSF qui a lui-même vécu de nombreux« stages non-rémunérés où tu remplaces un poste fixe ». Face au démantèlement du système d’État-providence basé sur le travail, la plateforme juvénile appelle à un changement de paradigme: « Ce n’est pas parce qu’on a un boulot intermittent que l’on doit avoir des droits intermittents, dit Pablo. Aujourd’hui, ceux qui ne cotisent pas perdent le droit à la santé gratuite. Le chômage entraîne l’expulsion du logement. Mais la Constitution garantie le droit à la santé et au logement. À l’heure où plus de 50% des jeunes sont au chômage, il faut redonner de l’autonomie à ces droits. » Et vite, avant que la précarité professionnelle ne devienne une précarité sociale considérée, avec l’émigration, comme seul débouché en vue après les études: «Depuis 2008, à Juventud sin Futuro, on essaie de faire comprendre que jeune n’est pas forcément synonyme d’étudiant précaire. Sion ne fait rien, la précarité professionnelle peut finir par s’emparer de tous les domaines de notre vie sociale, culturelle et familiale », craint Pablo, 23 ans, qui vit chez ses parents, comme la plupart de ses amis.

Article publié sur l'hebdomadaire Témoignage Chrétien le 30 août 2012.

 

Les quatre visages de l’émigration espagnole

Très médiatisée, la fuite des cerveaux est anecdotique face au retour des migrants dans leur pays d’origine. Il y a aussi les Espagnols qui auraient mieux fait de rester, sans compter ceux dont c’est l’argent qui n’aurait pas dû émigrer…

«Je m’appelle Javier del Rey, j’ai 24 ans, j’ai étudié les télécommunications. J’ai cherché du travail mais je n’ai rien trouvé. Je vais devoir apprendre l’anglais et sortir du pays pour espérer trouver un emploi.» Les jeunes diplômés espagnols n’ont pas encore fini leurs devoirs: une fois leurs études bouclées, ils devront désormais partir tenter leur chance ailleurs pour ne pas finir sous le toit des parents à vivre de leurs allocations retraite, comme témoigne Javier del Rey dans une vidéo d’El Pais.

Le slogan de la plateforme d’indignés Juventud sin futuro, «Si tu finis tes études en Espagne, tu as trois débouchés: par terre, mer ou air», résume un sentiment partagé chez les Espagnols: l’émigration est devenue une fatalité, dans un pays où un jeune âgé entre 15 et 24 ans sur deux est au chômage. En 2011, pour la première fois depuis des lustres, le taux d’émigration a dépassé celui d’immigration, avec un solde de 55.626 personnes.

Cette tendance au départ, conjuguée à la hausse persistante du taux de chômage et aux prévisions d’une récession économique sans fin, conforte un discours pessimiste sur la fuite des cerveaux. Déjà, les comparaisons fusent avec les vagues d’émigration qui ont marqué l’histoire de l’Espagne: Galiciens et Andalous en Argentine et en Algérie au XIXè siècle, Républicains en France au XXè, puis émigration économique en Suisse et en Allemagne dans les années 1960. La différence tiendrait juste au fait que la «nouvelle émigration espagnole» concerne une génération qui ne part pas occuper des chantiers mais des laboratoires scientifiques et des cabinets d’architectes.

1. Fuite des cerveaux? «On ne part pas, ils nous virent»

«L’heure de faire ses valises?», demande El Pais, dans un article qui livre tous les trucs et astuces pour une émigration professionnelle réussie. Pendant ce temps, la télévision de service public livre dans son émission «Aqui hay trabajo» («Ici, il y a du travail») les meilleures adresses et conseils aux Espagnols qui cherchent à partir travailler en Allemagne et le pure-player lainformacion propose un deal à ses lecteurs: «Dis-moi ce que tu as étudié et je te dirais où émigrer».

Les médias se prêtent au jeu de l’émigration juvénile, non sans donner la parole à ceux qui regrettent la perte que ces départs risquent d’entraîner pour l’économie espagnole. «Nous avons beaucoup investi dans la formation de jeunes professionnels qualifiés, et maintenant on risque de perdre ce capital pour toujours. Il ne faut pas craindre leur libre circulation, mais le solde pour l’Espagne doit être positif au final», analysait par exemple le sociologue Lorenzo Cochón dans El Pais.

Paradoxe: ce qui devrait être un choix soupesé et planifié est vécu comme une conséquence subie de la politique d’austérité du gouvernement espagnol, plus un exil forcé qu’une aventure mondialisée. «On ne part pas, ils nous virent. Les dernières mesures sur l’emploi ont encore empiré notre situation. Depuis août 2010, on peut enchaîner les contrats temporaires consécutivement au-delà de deux ans. Le 19 novembre, le « contrat » d’apprentissage est entré en vigueur, qui permet aux jeunes de moins de 25 ans de travailler à temps plein pour 423 euros, sans cotiser pour le chômage», décrit un communiqué de Juventud sin Futuro.

Si les jeunes plient bagages, c’est avant tout parce que rien n’est fait pour les retenir. «Une politique en Espagne pour maintenir les cerveaux dans le pays? Désolé, je ne la connais pas. Par contre, j’ai suivi les coupes budgétaires dans les sciences, l’éducation, la réduction des bourses et le fardeau qu’ils vont supposer pour une ou deux générations», avance le journaliste Argemino Barro, installé à Paris depuis deux ans. Pire, on les incite à partir selon Jone, post-étudiante en relations internationales en quête de plan pour quitter la mère patrie:

«Non seulement le gouvernement n’essaye pas d’éviter la fuite des cerveaux, mais il la stimule pour faire baisser l’indice du chômage et laisser penser que ses mesures fonctionnent. Il n’y qu’à voir les accords signés avec l’Allemagne pour y faciliter l’émigration d’ingénieurs et autres professionnels.»

2. Une émigration d’immigrés

Cristina, journaliste partie étudier en Pologne, avoue être partie non seulement «pour la situation», mais aussi «parce que l’atmosphère devient irrespirable». L’air manque avant tout en raison du taux de chômage et de la dette des communautés autonomes à éponger. Mais il n’y a pas que ça. De plus en plus de gens ont cessé de suivre les informations. Trop déprimant. Tout est ramené à la crise. Quand on apprend que l’émigration a augmenté de 21,9% depuis 2008, le raccourci est vite fait: encore une des conséquences de la crise, qui risque d’alimenter la spirale de la récession. Ce qui est vrai, mais incomplet, selon Carmen González Enríquez, chercheuse au Real Instituto Elcano spécialisée sur la démographie et la migration:

«Ces derniers mois, les moyens de communication ont fait écho d’un mouvement migratoire des Espagnols que certains assimilent à la grande migration des années 1960, quand autour d’un million et demi d’Espagnols ont rejoint l’Europe plus riche et industrielle, à la différence qu’aujourd’hui la sortie du pays serait le fait de jeunes plus formés. Cependant, ces reportages oublient en général un détail: la grande majorité de ceux qui quittent le pays sont des immigrants qui sont arrivés en Espagne pendant la vague migratoire de 1998-2007, nombre d’entre eux ayant obtenu la nationalité espagnole.»

Reprenant les statistiques délivrées par l’Institut National de Statistiques (INE), Carmen González Enríquez rappelle qu’en 2011, sur les 507.740 émigrants espagnols, 445.271 sont nés à l’étranger. Sur les 62.469 nés en Espagne, seuls 34.594 sont majeurs et «je pense que l’on peut interpréter que parmi les mineurs, il y a beaucoup de fils d’immigrés nés en Espagne». Autrement dit, aux alentours de 6% des émigrants sont autochtones, les 94% restant étant des immigrés ayant obtenu la nationalité ou ayant des parents espagnols, comme c’est souvent le cas en Amérique latine. «En 2010, 7% des émigrants étaient autochtones, 8% en 2009», précise-t-elle.

A l’inverse des Espagnols, les immigrés ne disposent souvent pas du filet de protection familial qui leur permet d’attendre l’embellie économique en rentrant vivre chez leurs parents (ce qui n’est évidemment pas une panacée). Le chômage prolongé prend une tournure plus radicale pour eux et les conséquences sont vite tirées: «Je m’en vais en décembre, ma colocataire en octobre et un autre ami fin septembre. Tout cela après que mes quatre meilleurs amis soient déjà rentré au pays, emmenant dans leurs bagages deux Italiens et un Argentin», témoigne David, un jeune Equatorien qui vit à Barcelone depuis des années.

Comme lui, nombreux sont les migrants qui rentrent chez eux ou partent tenter leur chance ailleurs: «L’objectif de l’émigrant est d’améliorer sa situation. En Espagne, il n’y a plus de possibilité d’amélioration. Nous ne pouvons plus faire ce que l’on faisait avant, c’est-à-dire occuper les emplois que les Espagnols ne voulaient pas, parce qu’il y a tant de chômage à présent, que même ces places ne sont plus libres», témoigne Liz Stella Rozo, une Colombienne qui quitte l’Espagne pour l’Allemagne. Liz est une des personnes dépeintes dans la série «Maleta de vuelta» («Valise de retour»), publiée par El Pais. Qu’ils décrivent un Lituanien, un Bolivien, un Sénégalais ou cette Equatorienne qui clame que «pour vivre mal, autant vivre mal dans son pays», les portraits de la série abondent dans le même sens: l’Espagne ne leur permet plus d’améliorer leur sort, donc le départ s’impose.

3. «Les réfugiés de l’euro»

Quant aux Espagnols prêts à quitter leur terre ensoleillée, ils ne sont pas tous les ingénieurs et médecins recherchés par l’Allemagne ou les informaticiens traqués par le Royaume-Uni. D’autres partent par désespoir, parce qu’ils ont une hypothèque à payer et ne veulent pas agrandir la liste des 46 559 personnes expulsées de leur logement au premier trimestre de 2012, ou parce qu’ils ont des bouches à nourrir.

Mais l’expérience peut vite tourner au vinaigre pour ceux qui estiment qu’un pays avec un taux de chômage à 3% aura forcément un poste libre. Là-dessus, médias et forums d’expatriés mettent en garde: «Ces deux dernières années, j’ai observé divers blogs de gens qui, soudain, ont décidé de faire de la Norvège leur nouveau foyer. Mais il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour réaliser leur erreur. Le rêve d’une vie nouvelle et excitante en Norvège n’a rien de facile. Souvent, ils rentrent en Espagne, sans travail et endettés», lit-on sur Spaniards, le forum d’expatriés le plus suivi.

Les télévisions norvégiennes diffusent de plus en plus de reportages sur ceux qu’ils nomment «les réfugiés de l’euro», ces Espagnols qui passent la nuit dehors après avoir dépensé toutes leurs économies sans parvenir à trouver d’emploi. C’est aussi ça la «nouvelle émigration», une «émigration choisie» où le manque de ressources linguistiques ou de diplôme supérieur peut coûter cher: «Je recommanderais à ceux qui pensent émigrer qu’ils appliquent ce qu’ils ont appris à l’école, qu’ils ne se lancent pas comme des fous, qu’ils réfléchissent et qu’ils tiennent compte qu’il n’y a pas de pays où l’on roule sur l’or, et même en Suisse il y a du chômage:  qu’ils ne s’attendent pas à ce qu’il leur suffise de traverser la frontière pour tomber sur un contrat multimillionnaire», explique Francisco Ruiz, président du Conseil Général de la Citoyenneté Espagnole à l’Extérieur (CGCEE).

Autrement dit, éviter de se fier à une émission grand public pour choisir sa destination. C’est pourtant ce que témoignent avoir fait beaucoup d’Espagnols rencontrés par une journaliste d’El Pais, en visite dans la Fondation Robin Hood de Bergen, créée pour venir en aide aux Norvégiens dans le besoin et débordée par l’arrivée d’Espagnols en situation d’urgence. C’est Españoles en el mundo, une émission qui décrit la vie d’expatriés aux quatre coins du monde, qui en aurait décidé beaucoup à choisir la Norvège. «Les seuls Espagnols qui acceptent de passer à l’émission, évidemment, sont ceux qui s’en sortent bien, par esprit d’initiative, par chance ou par piston. Ils adorent promouvoir leur business et surtout se vanter de s’en sortir dans des endroits comme Kuala Lumpur ou Ciudad del Cabo. Ceux qui voient leurs économies fondre et terminent par faire la plonge dans un pays nordique ne passent pas à Españoles en el mundo», estime Argemino, chroniqueur sur le Huffington Post.

Ou pour le dire autrement avec Raúl Fernández Jódar, professeur à l’université Adam Mickiewicz de Poznan, «ceux qui prétendent nous vendre le paradis oublient toujours de préciser: penses-y à deux fois. Emigrer n’est pas qu’une question de nécessité, mais aussi de caractère.»

4. L’évasion fiscale, l’absente des débats

C’est une donnée que l’Etat refuse de reconnaître, même si elle est avalisée par les universitaires et la Commission européenne: 72% de la fraude fiscale en Espagne provient des grandes entreprises et des grandes fortunes. Les pertes entraînées atteignent 23,3% du PIB, contre 13% de moyenne dans l’UE.

«72% de la fraude est provoquée par les grandes entreprises, mais 80% des travailleurs du Trésor public se concentrent sur des enquêtes sur les citoyens « moyens » et les grandes entreprises», dénonce Jesús Barcelona, coordinateur du syndicat des techniciens du ministère du Trésor Public (Gestha) en Asturies. Le syndicat dénonce le manque de moyens attribués à la poursuite des gros fraudeurs. L’émigration de capital dans les paradis fiscaux est donc hors de portée des inspecteurs du fisc. Depuis le 31 mars, quiconque a fraudé le fisc peut désormais bénéficier d’une amnistie fiscale qui lui permettra de rapatrier ses fonds en payant la modique somme de 10% d’intérêts à l’Etat, et ce dans le plus grand anonymat. «Tout le travail des enquêteurs qui suivaient ces personnes et entités n’aura servi à rien, car l’amnistie fiscale garantie le secret de la démarche réalisée par les volontaires», regrette José Maria Mollinedo, secrétaire général de Gestha.

Et pourtant, lutter contre l’évasion fiscale serait «une mesure vitale et indispensable pour dépasser la crise, augmenter les revenus fiscaux, impulser la croissance économique, créer de l’emploi et atteindre la stabilité budgétaire», estime le Gestha, qui chiffre à 90 milliards d’euros le manque à gagner de la fraude fiscale, soit 64,8 milliards pour les grandes entreprises et les grandes fortunes qui déposent leur argent dans des paradis fiscaux comme la Suisse, le Luxembourg ou les Iles Caïmans pour ne pas payer d’impôts. «Tout cela, conclut le syndicat, sans la nécessité d’augmenter les impôts et d’exiger de nouveaux sacrifices aux Espagnols.» Comme faire leur valise quand ils n’ont ni l’envie ni les ressources suffisantes pour partir.

 

Article publié sur le magazine en ligne Slate.fr le 24 août 2012.

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