Les indignés ont toute leur Razon

Il faut parler du 15M. Faut-il ? Certains journaux espagnols en font une couverture exhaustive. Publico, journal de gauche qui vient d’annoncer sa faillite, continue de publier sur Internet. Son site est rempli d’articles sur le 15M. El Pais, dont les éditorialistes se sentent pousser des ailes d’indignation -certains diront qu’ils surfent sur la vague, comme des mouettes autour d’un poisson- assume une couverture importante de la célébration du premier anniversaire de la naissance de l’indignation en politique espagnole, un mot encore nouveau et dont on ne sait toujours pas jusqu’où il va mener. Qui ne parle pas du 15M aujourd’hui, date de son premier anniversaire ? Personne, sauf François Hollande. Faut-il ? Tout dépend comment et pourquoi, pourrait-on dire. Si c’est pour soutenir le mouvement, alors il sera intéressant pour le lecteur d’aller lire ce qui se dit depuis le mouvement. Car le 15M est devenu non seulement le symbole d’une révolte, mais aussi d’une appropriation des mécanismes de communication autour de la révolte. Comptes Twitter, facebook, wordpress, blogs, chaîne de télévision sur le web, journaux papiers : les indignés communiquent sur leur mouvement au cas où les médias seraient décidés à ne pas parler d’eux, ou à en parler d’une manière qui ne les arrange pas trop.

Comme le fait La Razon par exemple, en invitant à des individualités, placés sous l’étiquette d’intellectuels, à dévaloriser les indignés : »Le répéter comme anniversaire supprime l’émotion et l’adrénaline, c’est un ennui supplémentaire », estime Francisco R. Andrado. Cet « intellectuel », serviable, nous précise quelques lignes plus bas le sens de sa tribune : »A moi, inévitablement, tout ça me rappelle les minirévolutions contre Franco à l’Université, vers 1966. Bien sûr, elles avaient un objectif, mais elles ne sont parvenues à rien d’autre qu’à déranger, comme tant d’autres mini-révolutions étudiantes. » Merci Francisco. On se demande un peu pourquoi, plutôt qu’à un linguiste spécialisé dans le grec ancien, La Razon n’a pas donné la parole à un politologue ou un spécialiste des mouvements sociaux. Mais après tout, il publie sur la démocratie athénienne, non ? Ne pourrait-il y voir une belle coïncidence, une continuité émouvante entre les racines de la démocratie et leur récupération aujourd’hui sur les places publiques espagnoles ? Même le conseiller de l’Intérieur du gouvernement catalan, M. Puig, a salué la « conscience civique » des indignés, c’est pour dire. Car c’est tout de même lui qui a envoyé une armée de Mossos d’Esquadra les expulser de la dite place publique le 27 mai dernier, faisant 121 blessés parmi la foule assise par terre.

 

crédit photo : Emmanuel Haddad

La Razon a donné ses 15 critiques au 15M pour lui faire sa fête le jour de son premier anniversaire. Parmi elles, on dénonce que le mouvement est celui de jeunes qui veulent continuer à faire la fête au détriment de leurs parents, les contribuables. Une belle preuve de solidarité avec des jeunes diplômés qui doivent souvent émigrer pour faire quelque chose du diplôme qu’ils ont financé grâce à leurs parents ou à un emprunt bancaire. Je doute que tous les indignés soient des gosses de riche qui se foutent de l’argent que leurs parents leur ont avancé pour étudier, pensant qu’ils investissaient dans leur avenir, sans compter la crise qui en a placé un sur deux sur la liste du chômage.

Les indignés, c’est ce qu’on entend en Espagne, sont moins mobilisés que l’an dernier. Peut-être. Mais les indignés qui se sont mobilisés sont beaucoup mieux organisés que l’an dernier. Ils savent déjà les combats qu’ils veulent mener. En ce moment même, mardi 15 mai 2012, quatre banques à Barcelone sont occupées par des missions, à suivre averc le hashtag #bancodacionya, qui comptent négocier avec les banques pour que les personnes incapables de rembourser leur hypothèque à la banque ne soient pas obligés, une fois expulsées de leur logement, de continuer à rembourser le manque-à-gagner de la banque. Pour l’instant, une fois expulsées, les familles doivent légalement continuer de rembourser la banque, qui avait pourtant sciemment accordé des subprimes à des clients non solvables. Les banques dans lesquelles les membres de la Plateforme des Victimes de l’Hypothèque (PAH) négocient la « dacion en pago » ne sont pas dupes. Elles savent que leur envie de gagner plus avec des crédits moins solides est à l’origine de la crise. Mais elles pensent avoir toujours un coup d’avance, un pouvoir de négociation plus élevé, ainsi qu’un soutien politique derrière qui leur permet de faire peu ou prou ce qu’elles veulent. Dernier exemple en date, Bankia, une des banques les plus réticentes à entendre parler de « dacion en pago », vient d’être nationalisée par l’Etat après avoir accumulé des millions d’actifs pourris.

 

crédit photo : Emmanuel Haddad

Les indignés réalisent d’autres actions, mon bon monsieur. Ils préparent une assemblée constituante, considérant que le système électoral actuel en Espagne ne permet pas aux représentants de défendre la souveraineté populaire. Selon eux, Mariano Rajoy, élu à la majorité absolue, ne représente que 30% des élus et Artus Mas, président du gouvernement catalan, n’a pas été élu par 86% de la population catalane. Il serait temps, disent ceux qui se sont fait connaître par leur cri #nonosrepresentan, de changer le système électoral.

Les indignés sont en train de préparer un audit citoyen de la dette. Une question d’une actualité brûlante, mais également vielle de 5000 ans, si l’on se réfère au livre Debt : The First 5000 Years de l’anthropologue David Graeber. Dans un article publié sur Mediapart.fr de Joseph Confavreux, on découvre que l’accent porté sur le remboursement de la dette dans l’Europe contemporaine n’est pas une fatalité. Le caractère presque religieux du remboursement masque un aspect moral lié à la dette, qui permettrait peut-être de repenser la relation entre le créancier et le débiteur. D’autant qu’à l’instar des indignés, syndicats, mouvements altermondialistes et partis politiques de gauche, notamment en Grèce, demandent de réaliser un audit citoyen de la dette afin de savoir qui la détient, cette dette, et selon, si elle doit impérativement être remboursée à tout prix et pour tous, au détriment des services sociaux de base comme la santé et l’éducation.

Les indignés ne sont pas sur la place pour faire la fête. Ils ne prennent pas non plus leur pied quand ils se font insulter et violenter par les policiers qui les délogent de la Place de la Puerta del Sol à Madrid depuis la nuit du 12 mai 2012. Ce n’est pas de l’opinion ni du goût des journalistes de La Razon, qui publient le clip de promotion du partido popular (PP) au pouvoir expliquant le bienfait de ses réformes budgétaires intitulé Laverdaddelareforma (la vérité de la réforme). Parole contre parole, certains disent les réformes inévitables, d’autres les jugent suicidaires et ne manquent pas de rappeler qu’un prix Nobel de l’économie, Paul Krugman, partage leur vision de Cassandres.

Ah, les indignés ne sont pas non plus riches. Contrairement à ce que veut laisser entendre La Razon, qu’une « internationale de la déstabilisation » composée de groupes anti-système financerait les activités des indignés qui, comme nous l’avons tous vu sur les photos, détiennent des tentes plus luxueuses encore que Kadhafi et des banques alimentaires à destination des familles expulsées de leur logement outrageusement bien garnies (pour avoir goûté un sandwich jambon sans beurre préparé par les iaioflautas, le troisième âge indigné, le jour de la grève générale du 29 mars, un ami m’a confirmé qu’ils étaient livrés chez Fauchon.)

Où vont-ils ces manifestants post-modernes, en rejetant ainsi les partis et les syndicats traditionnels ? Beaucoup d’indignation et pas beaucoup de propositions, entend-on aussi ces jours-ci. Certes, les indignés pataugent un peu dans la soupe par moments. Certaines choses ne sont pas claires, comme le fonctionnement en assemblée populaires avec des commissions thématiques dont les membres finissent par concentrer la majorité de l’attention et des initiatives. Les propositions existent : revenu minimum universel, « dacion en pago », éducation et santé publique de qualité, fin de la distribution d’argent public aux banques… Seulement il n’y a pas de parti politique derrière eux pour les porter au devant du parlement et les graver dans la pierre de la loi. Pourtant ils se disent représentant du peuple, de ses attentes qu’eux connaîtraient mieux que les représentants des partis. Il y a un paradoxe essentiel qui n’a pas encore été résolu un an après la naissance du mouvement des indignés. Ils n’en sont pas forcément les seuls responsables. Mais à l’heure actuelle, il n’existe d’autre outil que la loi pour garantir la volonté populaire. Or en rejetant le système des partis, les indignés s’excluent du seul outil qui leurs permettraient de faire fructifier des idées bien souvent lucides. Evidemment, créer un parti serait tomber dans les travers de la « démocratie imparfaite » dénoncée avec verve par Vicenç Navarro devant l’assemblée des indignés le 13 mai sur la plaça Catalunya de Barcelone. Mais alors que faire pour ne pas rester au stade de l’indignation et rentrer dans celui de la proposition négociée ?

C’est à ce moment précis que les membres du 15M vous diront : prend le micro !

L’effet indigné

Vous avez compris, vu d’ici, mon observation va plutôt dans le sens inverse que celle effectuée non sans arrière pensée par La Razon, et ce n’est pas un sentiment irrationnel mêlé d’identification à la cause et d’empathie pour ces jeunes rastaquouères qui guide ma pensée. Non. Plutôt le constat qu’il existe un « effet indigné ». Un peu comme l’effet 68 peut-être, où l’effet kiss cool. Le fait de cimenter tout un tas de luttes sociales préexistantes, de leur donner une nouvelle perspective et une nouvelle force, de les renforcer mutuellement par les synergies qui se créent entre les différentes causes qui s’entremêlent la plupart du temps… C’est la grande force de l’effet indigné. Pour être plus clair : la lutte contre les expulsions locatives existait déjà avant le 15M, elle était menée par la Plataforma de los Afectados por la Hipoteca. La lutte contre la spéculation immobilière était déjà présente chez le collectif 500por20 à Barcelone. Plusieurs banques du temps avaient déjà été créés sans que l’étiquette du 15M s’y appose. Etc. Toutes les luttes menées par les indignés, qu’elles soient écologiques, sociales ou professionnelles étaient déjà occupées par le tissu associatif, syndical et militant espagnol. Mais ce dernier était faible. Les associations de voisin, appréciées sous le régime franquisme, étaient critiquées depuis longtemps pour leur immobilisme et leur embourgeoisement, anarchistes et communistes se tiraient comme d’habitude dans les pattes, les écolos ne voyaient pas de point de rencontre possible avec les militants contre la spéculation immobilière… Sous l’étiquette « indignés », on retrouve tout ce petit monde, et de nouvelles initiatives ont émergées à partir du 15M dans tous les domaines de la lutte sociale, comme le montre bien l’article d’El Pais repris par Courrier International. L’adage d’Antoine Lavoisier « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » colle aux pompes des indignés, qui, plus que jamais, font du neuf avec de l’ancien. La beauté du geste, c’est que les Espagnols semblaient avoir oublié leur passé militant et qu’ils l’ont redécouvert grâce à cette nouvelle génération à qui l’on reproche de ne pas savoir se positionner politiquement et de rejeter tout le système en bloc. Le politologue catalan Vicenç Navarro, icône de la pensée politique des indignés, sorte de Hessel catalan, a insisté sur la nécessité de chercher des racines historiques au mouvement des indignés : »Vous êtes les heritiés du mouvement ouvrier des années 1960-1970, a-t-il lancé dimanche 13 mai devant l’assemblée populaire de la Plaça Catalunya à Barcelone, avant d’enflammer la foule par une harangue : »Le système capitaliste a soutenu une transition incomplète, une démocratie insuffisante. Il n’y a  pas de liberté d’expression dans ce pays. Il faut que vous luttiez pour cette liberté, pour que les voix critiques aient leur place. » Les iaioflautas, à cheval entre leur engagement communiste d’antan et leur redécouverte militante post-moderne, étaient enchantés.

Crédit photo : Emmanuel Haddad

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