L’art palestinien d’exister au Liban

Reclus dans des camps de réfugiés insalubres, les réfugiés palestiniens du Liban utilisent l’art pour s’évader hors des murs.

«Beyrouth n’était pas une ville mais une idée, un concept, un mot, une façon de dire (…), un atelier de liberté avec, entre ses murs, l’encyclopédie du monde nouveau. Un atelier graphique. Peut-être la première ville au monde où l’affiche devint journal quotidien.»1 Qu’un tel hommage soit rendu à la capitale libanaise par un poète palestinien a de quoi surprendre a priori. Que ce dernier, Mahmoud Darwish, ait écrit ces lignes sous les bombardements incessants de l’aviation israélienne au début des années 1980, dans son appartement de Beyrouth Ouest assiégé, ajoute à la relation ambiguë entre les artistes palestiniens et le Liban, à la fois espace d’expression et lieu de relégation des réfugiés palestiniens.

Depuis 1948, les artistes palestiniens trouvent l’inspiration en exil et, à travers eux, l’identité d’un peuple se perpétue. Depuis Beyrouth, ils ont longtemps incarné la voix de la résistance palestinienne. Aujourd’hui, ils y quêtent avant tout leur propre voie. Dans l’atelier de liberté beyrouthin, l’art palestinien a su s’infiltrer dans les failles d’une histoire qui l’a autant admiré que meurtri.

La villa Salem, construite dans les années 1930 selon le modèle de la maison Dom-Ino du Corbusier, accueille aujourd’hui le centre culturel palestinien Dar el-Nimer: un espace minimaliste et moderne où Rasha Salah, sa directrice, déploie une programmation mêlant en bonne intelligence artistes contemporains palestiniens, libanais et internationaux. Dans son vaste bureau inondé de lumière, cette native du camp de réfugié de Ain el-Heloué affirme: «Beyrouth a toujours été une très belle contradiction. Elle a accueilli beaucoup d’intellectuels et d’activistes propalestiniens du monde entier. Mais elle a aussi une face raciste et discriminatoire.»

A l’époque où Mahmoud Darwish, le plus connu des poètes palestiniens, arpentait les rues du quartier Hamra et hantait ses nuits, la production culturelle palestinienne était l’un des outils utilisés par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), alors dirigé par Yasser Arafat, pour faire pencher l’opinion publique internationale en faveur de sa cause: «Dans les années 1970, l’OLP était puissante au Liban. D’un côté, un camp s’y opposait et a provoqué des massacres contre les Palestiniens. Mais de l’autre, beaucoup de Libanais soutenaient la cause palestinienne», rappelle Rasha Salah.

Une histoire de solidarité

Le 14 mars 1978, l’armée israélienne envahit le Sud Liban pour la première fois au cours de la guerre civile libanaise (1975-1990). Une semaine plus tard, l’exposition d’art international pour la Palestine ouvre ses portes à l’Université arabe de Beyrouth, inaugurée par Yasser Arafat. Parmi les 179 artistes de trente nationalités qui y participent, des célébrités de l’acabit de Joan Miro ou Roberto Matta ont fait don de leur travail.

Quarante ans plus tard, les curatrices Rasha Salti et Kristine Khouri ont ressuscité l’esprit de cet événement de solidarité artistique dans une exposition intitulée «Past disquiet» («Passé trouble») au Musée Sursock. «La culture et la représentation faisaient partie du combat. Selon les membres de l’OLP de l’époque, il fallait gagner les cœurs et les esprits. Et Beyrouth était devenu un lieu décisif de soutien pour les Palestiniens», raconte Kristine Khouri.

Il a fallu une décennie de recherches, un vrai travail d’enquête, pour que les affiches de solidarité, les peintures et les livres publiés pour l’exposition atterrissent à nouveau au sous-sol du musée d’art contemporain de Beyrouth. Car en 1982, lors de la seconde invasion israélienne du Liban qui atteignit cette fois Beyrouth, les archives de la section arts plastiques de l’OLP furent bombardées: «Tout ce qui restait de l’histoire de l’exposition internationale d’art pour la Palestine étaient les mémoires de ceux qui l’avait fait exister», rappelle la curatrice, qui avait à cœur d’exposer dans la capitale libanaise. «On le devait aux habitants de Beyrouth. Pour qu’ils puissent comprendre cette partie de l’histoire cachée, oubliée.»

Mont Arafat & Mont Fuji - Crédit : Christopher Baaklini (Sursock Museum/Past Disquiet)

Mont Arafat & Mont Fuji – Crédit : Christopher Baaklini (Sursock Museum/Past Disquiet)

Car de la relation entre Beyrouth et les Palestiniens, l’histoire retient surtout la face la plus sombre. En septembre 1982, juste après le départ de l’OLP vers la Tunisie, les milices chrétiennes couvertes par l’armée israélienne commettent un massacre dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, dont l’horreur dépasse toutes les atrocités pourtant nombreuses déjà perpétrées au cours du conflit.

Abdul Rahman Katanani est né à Chatila en 1983, seulement quelques mois plus tard. Mahmoud Darwish est déjà loin, les années d’espoir de l’OLP aussi. Les Palestiniens sont peu à peu relégués en marge de la société libanaise, survivant de menus travaux informels dans des camps de réfugiés où la laideur contraste avec les souvenirs dorés de la Palestine de leurs aïeuls. Dans le brouhaha d’un café de Hamra, l’artiste plasticien aujourd’hui internationalement reconnu explique qu’il a trouvé son inspiration dans ce dénuement: «Quand j’étais au collège des beaux-arts, je n’aimais pas la peinture ou la sculpture. Moi, j’ai trouvé mon matériau à travers mes expériences d’enfant à Chatila, quand je travaillais comme charpentier, forgeron, électricien ou éboueur… J’ai commencé à recycler la tôle, les fils de fer barbelés. Un peu comme si Rauschenberg [artiste plasticien américain] avait fouillé dans les poubelles!»

Art contemporain et existentiel

«C’est une malédiction. Je ne sais pas si elle est mauvaise ou non, mais c’en est une», répond l’artiste palestinien Khalil Rabah à la question de la relation entre son œuvre et son lieu d’origine2. Célèbre pour son maniement du matériau cru du camp de Chatila, Katanani ne souhaite pas lui non plus que son art soit sans cesse ramené à son origine: «J’ai vécu dans un camp de réfugiés toute ma vie et ce sont ses ressources qui m’inspirent: je ne peux pas en sortir, je me sens bloqué. Le même problème s’est produit avec Marcel Khalife ou Mahmoud Darwich. Ils voulaient être artistes avant d’être catégorisés comme Palestiniens. Lors d’une tournée dans le monde arabe, dès que Mahmoud Darwish montait sur scène, la foule lui criait: ‘Sajal ana arabi’ [‘Ecris, je suis arabe’, poème célèbre de l’auteur]. ­­Or lui voulait lire ses nouveaux poèmes! J’ai senti la même chose après avoir voyagé et rencontré des artistes internationaux, avec qui je partage beaucoup de choses au-delà de ma nationalité.»

Aujourd’hui, la nature de l’art palestinien et son mode de financement sont bien éloignés de la période de l’exposition soli­daire de 1978, précise Rasha Salah: «Désormais, l’OLP n’existe plus et l’Autorité Palestinienne a détruit la part intellectuelle de la résistance palestinienne. A présent, ce sont des fondations privées qui ont pris le relais, comme la fondation Qattan ou Dar el-Nimer.» Si la culture et l’art jouaient un rôle majeur dès les premiers jours de l’OLP, l’art contemporain a changé. Les créations intègrent désormais le numérique, l’installation vidéo et la performance. «Il est beau de voir des artistes palestiniens intégrer ces nouvelles expressions artistiques dans leur travail, ajoute-t-elle, émue. Malgré l’exil ou l’occupation, les Palestiniens arrivent à suivre le mouvement contemporain. Leur art est un magnifique moyen de dire au monde qu’on existe, qu’on sera toujours un peuple.»

Inventer de nouveaux récits

De plus en plus, les artistes palestiniens revisitent leur héritage culturel et ­intègrent de nouvelles formes narratives. Après la représentation de 36, rue Abbas à Beyrouth, Raeda Taha revient sur le ton empreint d’ironie de sa pièce, qui évolue avec humour noir autour de la question du droit au retour des Palestiniens: «Je veux parler de la narration palestinienne dans un style humain et sarcastique, avec la volonté d’éviter les clichés héroïques oppressants et fatigants du passé», confie-t-elle au Courrier.

A l’instar de Katanani, la réalisatrice et actrice de théâtre palestinienne souhaite prendre de la distance avec son origine. Non pas pour se distancier de la cause palestinienne, mais au contraire pour trouver de nouveaux récits permettant de la transmettre aux générations futures, précise-t-elle: «Les gens pensent que la cause palestinienne va être oubliée. C’est le but des Israéliens et de leurs alliés: ils imaginent qu’à force d’agressivité, les Palestiniens oublieront, mais c’est impossible. Si tu vas dans les camps à Beyrouth et que tu demandes à n’importe quel gamin d’où il vient, il te dira ‘je viens de Jaffa, de Suhnata’. Cette cause ne sera jamais oubliée, et c’est avant tout à travers des récits humains qu’elle survivra.»

1.Mahmoud Darwish, Une Mémoire pour l’oubli, 1987 (Actes Sud, 1994).
2.Entretien avec Sam Bardaouil et Till Fellrath dans Summer, automn, winter and… spring. Conversations with artists from the arab world.

Le théâtre pour dépasser la réalité du camp

 

Dans le camp de réfugiés palestiniens d’Ain el-Heloué, le plus grand et le plus violent du Liban, des jeunes s’expriment par le théâtre.

Le camp d’Ain el-Heloué, en périphérie de Saïda, est entouré de miradors, de hauts murs de béton coiffés de barbelés et de soldats libanais suspicieux qui contrôlent les allées et venues l’arme au poing. A l’intérieur, le calme est revenu depuis deux ans, mais les conflits armés ont longtemps hanté le quotidien de sa jeunesse et défiguré ses ruelles labyrinthiques. Il est 15 heures, ce vendredi 28 décembre 2018 et, dans la cour intérieure du centre Ajial, Lama Khamis attend l’arrivée des retardataires pour démarrer la répétition de la pièce Lignes, camps et lieu que dix jeunes Palestiniens s’apprêtent à jouer à Tripoli, au nord du pays.

Ce sont eux qui ont écrit le scénario, à partir de leurs propres émotions, que les difficultés du quotidien dans le camp n’ont pas éteintes, précise Lama: «Quelques soient les conditions de vie des jeunes ici, tous ont en eux quelque chose d’enfoui, un moyen d’expression. Notre méthode est de travailler très progressivement pour leur permettre de trouver cette source d’expression en eux et de la libérer», dit la responsable du centre socioculturel.

L'ombre sur la mesure - Crédit: Emmanuel Haddad

L’ombre sur la mesure – Crédit : Emmanuel Haddad

Hadi, Ala, Ismaïl, Yahya, les comédiens arrivent au compte-goutte. Très vite, des scènes de violence et de résilience surgissent derrière un drap, un théâtre d’ombres où se rejouent les humiliations quotidiennes et où s’exprime la solidarité face au sort des nouveaux réfugiés de Syrie et d’Irak, sur fond de rap et de musique palestinienne. Après la répétition, la troupe file dans les ruelles mal éclairées en quête d’un dîner rapide et de passe-temps. «Tous les jeunes du camp passent leur journée les bras croisés. Tu vois celui-là, qui fait voler les pigeons depuis le toit? C’est l’activité reine ici: sur dix jeunes, tu n’en trouveras qu’un qui a un travail», livre Hadi, 19 ans, en première année d’études pour devenir infirmier. Au détour d’une rue, Yahya se fait héler par un costaud aux allures de chef de bande. C’est son frère, aujourd’hui désœuvré, après avoir combattu pendant les derniers clashs de Ain el-­Heloué.

28,5% des réfugiés palestiniens âgés de 20 à 29 ans sont au chômage selon un recensement récent de l’Etat libanais. La plupart des emplois qualifiés sont interdits aux Palestiniens, qui n’ont pas non plus le droit d’être propriétaires au Liban. Les camps deviennent leur seul horizon, au grand dam de l’artiste Abdul Rahman Katanani: «La plus grosse erreur des factions palestiniennes a été de nous faire croire que les camps étaient comme la Palestine. Or c’est un endroit de merde, donc ça risque de nous faire haïr la Palestine! J’essaye de travailler avec la nouvelle génération en leur disant qu’il y a autre chose. J’utilise le matériel du camp pour m’exprimer, mais je ne défends pas le camp», dit-il.

Ala, 26 ans, s’inspire aussi des désillusions quotidiennes du camp dans sa création artistique: «Ce qu’on vit en tant que réfugiés, l’humiliation aux barrages de l’armée, les fouilles quotidiennes, l’impossibilité de faire le métier de nos rêves, je retranscris tout ça dans le théâtre.» Outre son expérience personnelle, les personnages qu’elle incarne depuis ses 13 ans lui permettent aussi de se connecter avec l’histoire collective des Palestiniens: «Avant cette pièce, nous en avons créé une sur la Nakba [terme qui signifie «catastrophe», en référence à l’exode forcé de 700 000 Palestiniens de leur pays en 1948]. J’avais beau ne pas avoir vécu l’exode, c’était comme si je quittais moi-même la Palestine: ça m’a bouleversée.»

Un double défi

En apprenant la danse folklorique palestinienne autant que la danse contemporaine, les classiques du théâtre palestinien aussi bien que le théâtre d’improvisation, les jeunes de la troupe d’Ajial revisitent l’histoire de leurs aïeuls tout en écrivant la leur. Nés dans le camp palestinien le plus violent du Liban, ils trouvent dans le théâtre des ressources face à un double défi, précise Lama: «Les réfugiés palestiniens combattent sur deux terrains ici. D’abord le droit au retour. Ils ont beau ne pas être nés en Palestine et ne pas savoir d’où ils viennent exactement, ils savent qu’ils sont originaires de là-bas, et ce droit se transmet de génération en génération. L’autre terrain est la vie de réfugié dans les camps, avec toutes les discriminations qu’on y subit.»

A travers le théâtre, les jeunes de Ain el-Heloué apprennent aussi à ne pas se résigner face à la morosité du réel: «Les deux dernières pièces sont tournées vers la vie. L’une sur le mariage, pour dire que malgré les conditions de vie, nous savons nous amuser et être ­heureux», poursuit Lama. «L’autre parle de notre capacité à nous indigner face aux défis quotidiens et à refuser d’être asservis.»

Articles publiés à la Une du magazine culturel du Courrier, le 4 janvier 2019.

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