Liban le laboratoire humanitaire syrien

Ce reportage a été publié dans le premier numéro de la nouvelle revue Altermondes. N’hésitez-pas à vous procurer la revue et à découvrir le site internet de ce média associatif. Soutenez-les, si vous le pouvez! Si vous voulez aider les associations et ONG syriennes engagées au Liban auprès des réfugiés, vous pouvez me contacter pour discuter de la meilleure manière d’agir (emmanuel.haddad02@gmail.com). 

Depuis que le soulèvement populaire syrien, en mars 2011, s’est mué en guerre civile, pas un jour ne passe sans que le drame ne s’étale à la une des journaux, entretenant un sentiment d’impuissance total. Au Liban, là où l’Onu a déjà recensé plus d’un million de réfugiés, la résignation n’est pas à l’ordre du jour. Des Syriens ont décidé de prendre leur avenir en main et de s’organiser en associations humanitaires pour venir en aide aux leurs. Basmeh & Zeitooneh, Sawa4Syria, Syrian Eyes… des organisations fondées par des bandes d’amis, fonctionnant avec les moyens du bord, font un travail de terrain remarquable. Reportage au pays du Cèdre.

En ce matin du 29 juillet, Cola, la station de bus du sud de Beyrouth, est déjà submergée de vie et de klaxons, malgré l’air saturé d’humidité et de pollution de la capitale libanaise. L’un après l’autre, une dizaine de Syriens arrivent et embarquent dans un mini-van avec du matériel humanitaire hors norme, qui un luth oriental, qui une derbake 1, qui des cassettes de musique syrienne. Ils font partie de la soixantaine de bénévoles auxquels l’ONG Syrian Eyes (Les yeux syriens) fait régulièrement appel pour changer le quotidien des réfugiés dans les huit camps informels où elle intervient depuis un an. Bachar, un déserteur de l’armée de Deir Ezzor 2, fait connaissance avec Reiss, un ex-ingénieur de Salamyeh 3 également à mi-temps dans l’ONG Sawa4Syria (Ensemble pour la Syrie), et s’assoit derrière Tareq, archéologue de métier et co-fondateur de Syrian Eyes, qui résume ainsi l’esprit de l’ONG : « À force de voir des Syriens faire la manche et manquer de tout, tu ne peux plus rester les bras croisés. Alors, l’an dernier, on s’est engagés avec une bande d’amis décidés à faire tout ce qu’on pouvait pour aider notre peuple. » Syrian Eyes, Basmeh & Zeitooneh (Un sourire et une olive), Sawa4Syria… Au Liban, de plus en plus de « bandes d’amis » syriens se transforment en ONG, persuadés qu’ils peuvent faire de l’humanitaire autrement, eux qui sont aussi déracinés que les bénéficiaires de leur aide.

La vallée de la Bekaa, champ de réfugiés syriens. Crédit: Emmanuel Haddad

La vallée de la Bekaa, champ de réfugiés syriens. Crédit: Emmanuel Haddad

Proximité et confiance
Au rythme de Diab Mashour, chanteur syrien populaire des années 1960, et des claquements de mains, le minivan quitte Cola. Direction : le camp de réfugiés de Jarahiyya, dans la vallée de la Bekaa, où 415 916 réfugiés syriens sont enregistrés auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). À leur arrivée, ils tombent sur Ali, le pionnier de Syrian Eyes. Âgé de 23 ans, il est assis à l’avant d’une « locomotive multicolore » stationnée devant les maisons de toile et de tôle des réfugiés. « En me rendant vers Jarahiyya à la veille de Eid el-Fitr [la fête de fin du Ramadan, ndlr], j’ai croisé un Libanais dans un pick-up qui tirait trois wagons colorés dans les rues de Bar Elias, la localité voisine. J’ai tout de suite pensé à louer ce petit train pour les enfants pendant la fête », lance le jeune joufflu d’un air plein de malice. Placés en rang d’oignons par les bénévoles de Syrian Eyes, les enfants montent à bord, leurs cris noyés sous les chants syriens crachés par les baffles géantes du pick-up. Entre les localités de Bar Elias et de Majdel Anjar, des nuées d’enfants déguenillés se ruent au dehors des tentes et des immeubles en construction, habités par des familles syriennes, pour voir passer ce drôle d’engin. Après un instant d’hésitation, ils grimpent dans les wagons branlants en riant.

De retour à Jarrahiya, certains se précipitent sur les jeux en plastique ramenés par Syrian Eyes, qui se finance grâce à de maigres donations privées ; d’autres retournent sous leur toit de bâche : ils sont attendus de pied ferme demain dans l’école gérée par les ONG Sawa4Syria et Jusoor. Le père de l’un d’eux, Jihad, assure que les efforts réalisés par la petite ONG ont changé la vie du camp : « Ils ont installé une boulangerie à l’entrée. À côté, il y a un cabinet médical ; ils paient un médecin et une infirmière qui dort dans le camp en cas d’urgence », dit ce Homsiote 4 au regard éteint. Mais ce qui lui ramène le sourire, c’est la proximité qui existe avec les bénévoles : « Eux, ils n’ont pas peur de boire la même eau que nous et de dormir ici, contrairement à d’autres ONG qui viennent une demi-heure et repartent avec des promesses qu’elles ne tiennent jamais ». Dans l’ersatz de salle des fêtes construite par les bénévoles et les habitants du camp, Nesreen reprend des classiques de la chanson syrienne devant un parterre d’enfants. Bercé par la voix de cette native de Salamyeh, Ali se souvient : « La première fois que je suis venu ici, ils m’ont demandé ma confession et ma position sur le conflit. Aujourd’hui, les bénévoles chiites dansent avec les réfugiés sunnites et personne n’y voit rien de mal ». Il tient à nuancer les propos de Jihad : « Nous avons des amis au sein de l’UNHCR et d’autres organisations internationales comme Oxfam. Ils ont aimé notre façon de travailler et passent désormais par nous pour réaliser leurs distributions. À Syrian Eyes, nous avons tous un emploi à côté pour survivre. Contrairement aux ONG internationales, nous ne pourrons pas étendre nos activités au-delà des huit camps informels autour de Jarahiyya ».

Sur le train de l'espoir, conduit par Syrian Eyes. Crédit: Emmanuel Hadda

Sur le train de l’espoir, conduit par Syrian Eyes. Crédit: Emmanuel Hadda

La coordination sauve des vies
Car au-delà, des milliers d’autres tentes de réfugiés sont éparpillées dans la vallée de la Bekaa, le grenier agricole du pays du Cèdre. Au total, 1 138 874 personnes enregistrées auprès de l’UNHCR, beaucoup plus dans la réalité, survivent dans plus de 1 600 localités, disséminées au gré des 10 452 km2 du Liban. « L’an dernier, un demi-million de réfugiés sont arrivés. On ne s’attendait pas à un tel afflux », reconnaît Joëlle Eid, chargée de communication de l’UNHCR, qui coordonne soixante agences humanitaires au Liban. « Suite à cette arrivée massive, le prix des loyers a explosé, ce qui oblige de nombreux réfugiés à vivre dans des camps informels qu’ils installent par eux-mêmes, où les conditions d’hygiène ne sont pas toujours réunies. C’est pourquoi, à l’avenir, nous aimerions instaurer plusieurs camps de transit officiels pour ceux qui n’ont pas de solution d’abri », annonce-t-elle depuis le siège de l’agence, à Beyrouth. Une solution refusée par l’État libanais, qui, trois ans après le début du conflit syrien, aimerait se débarrasser du « fardeau des réfugiés », selon l’expression de son ministre des Affaires sociales, Rachid Derbas, en installant des camps à l’intérieur de la Syrie. « Le Liban n’a jamais signé la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et, pourtant, c’est le pays qui accueille le plus de réfugiés au monde en proportion de sa population !, explique la chargée de communication. Le gouvernement a des craintes légitimes en termes de sécurité et de ressources. Nous essayons de répondre à ces exigences. »

Dans l’attente d’un compromis, l’agence onusienne a de plus en plus de mal à venir en aide à tous les réfugiés, tandis que seuls 35 % des fonds prévus pour le Liban lui sont parvenus au mois d’août 2014 5. À cause de cette pénurie de moyens, « le Programme alimentaire mondial ne distribue plus son aide alimentaire qu’à 73 % des réfugiés et nous avons supprimé la distribution des kits d’hygiène. Ce sont des choix difficiles », avoue Joëlle Eid. D’où l’importance de faire circuler l’information entre les ONG et les autorités locales engagées auprès des réfugiés pour s’assurer que l’aide soit bien répartie. « La coordination sauve des vies. Nous organisons des réunions hebdomadaires décentralisées avec nos partenaires locaux et internationaux. Quand nous n’avons pas de fonds, nous sommes ravis de pouvoir collaborer avec des organisations indépendantes. »

« Une autre manière d’agir »

« Nous avons été conviés à leurs réunions, mais je les évite le plus possible. Ils n’arrêtent pas d’y parler d’aider les Syriens, mais il n’y a pas un Syrien présent pour donner son avis », crache George Talamas, coordinateur des opérations de Basmeh & Zeitooneh, à travers une volute de fumée. Ce Palestinien, qui a passé sa vie en Syrie, lampe une gorgée de café noir et s’adoucit : « Nous avons juste une autre manière d’agir. Quand nous avons commencé à travailler l’an dernier, nous n’avions pas de local. Aujourd’hui, nous faisons vivre soixante-quinze femmes syriennes de la broderie, dix ouvriers syriens et quarante femmes sont employées dans notre projet agricole de la Bekaa », explique-t-il avec fierté depuis son bureau minimaliste situé au coeur du camp de réfugiés palestiniens de Chatila, au sud de Beyrouth. Des centaines de familles syriennes et palestiniennes de Syrie sont venues s’y agréger aux 20 000 Palestiniens du Liban déjà marginalisés, confinés dans un espace d’un kilomètre carré. Chatila et les onze autres camps palestiniens, implantés entre 1948 et 1963 au Liban, sont la raison sine qua non du refus du gouvernement d’ouvrir des camps pour les réfugiés syriens. Il craint en effet que leur implantation ne devienne durable, à l’instar de celle des Palestiniens 6.

Rationnel, le banquier de formation affirme que Basmeh & Zeitooneh a choisi de s’implanter à Chatila car aucune ONG internationale ne s’y rendait. En un an, l’ONG composée de Syriens, de Palestiniens et de Libanais, et financée en majorité par des donations, a ouvert un centre où adultes palestiniens et syriens suivent des cours d’alphabétisation, d’anglais et d’informatique. Les dix ouvriers syriens qu’ils ont recrutés dans le camp ont réhabilité 95 logements insalubres et une école a ouvert ses portes pour 300 enfants réfugiés. L’idée est d’agir là où l’aide coordonnée par l’UNHCR ne parvient pas, ou plus. Comme l’agence ne rembourse plus que 75 % des frais d’hospitalisation des réfugiés syriens et que rien n’est fait pour les malades chroniques, « nous avons commencé, l’an dernier, à récolter des fonds pour payer les traitements ». Depuis, Médecins sans frontières a installé une clinique au rez-de-chaussée du centre de Chatila, là où l’ONG procure des médicaments pour ces maladies.

Un futur fait main
Mais l’objectif ultime, c’est le travail des femmes syriennes. Car, au Liban, ces dernières tombent fréquemment dans des réseaux d’exploitation et nombre d’entre elles se sont, en outre, retrouvées du jour au lendemain chef de famille, après la mort, la blessure ou l’arrestation de leur époux. En dessous du bureau enfumé de George, dix femmes sont assises dans une pièce carrée, les yeux rivés sur les broderies dont la vente leur reviendra sous forme de salaire. Au total, soixante-quinze Syriennes vivant à Chatila ont été formées à la couture et à la broderie. Les mains sont agiles, mais les esprits restent lourds. Le mari d’Amina a été torturé à Alep et ne peut plus travailler. Avec ses six enfants, cette femme aux yeux noirs se dit privilégiée d’avoir été formatrice de couture dans l’atelier, avec un salaire de 225 euros par mois à la clé. Juste de quoi payer le loyer et nourrir ses enfants. Or, le financement du principal bailleur de fond du projet, l’USAID 7, est arrivé à son terme et Basmeh & Zeitooneh a dû supprimer le salaire d’Amina. Pas de quoi inquiéter Reem Al-Haswani, responsable du projet : « Nous voulons devenir autosuffisants. Nous avons lancé le projet “A Handmade Future” (Un futur fait main) sur une plateforme de crowdfunding pour lever 50 000 dollars de dons et faire fonctionner l’atelier de manière indépendante. À l’heure actuelle, nous avons reçu 27 % de la somme, ainsi que 15 000 dollars d’aide directe », détaille la co-fondatrice de l’ONG.

Foyers retapés dans l'insalubre camp de Chatila. Crédit: Emmanuel Haddad

Foyers retapés dans l’insalubre camp de Chatila. Crédit: Emmanuel Haddad

Reem a connu George dans le camp palestinien de Yarmouk, en périphérie de Damas, où ils ont tous deux fait leurs premiers pas dans l’humanitaire au sein de la fondation Jafra. Comme beaucoup de travailleurs humanitaires syriens au Liban, c’est cet engagement au pays qui les a poussés à continuer, une fois eux-mêmes réfugiés au Liban. Soutenir les civils déplacés était une prise de risque vitale en Syrie. Avant de passer ses journées aux côtés des réfugiés de Jarahiyya, Ali a été emprisonné à deux reprises dans les geôles syriennes. Depuis qu’il est libre, il ne se voit plus faire autre chose. Tout comme Nesrine, responsable de projet pour l’ONG Sawa4Syria, qui, pour gagner la confiance des femmes syriennes, passe du temps dans un camp informel situé en marge de Bar Elias : « C’est en écoutant les attentes et les propositions de ces femmes que je prends des décisions, pas l’inverse », dit-elle, piétinant la terre craquelée devant les tentes où vivent une trentaine de familles réfugiées, un sac rempli de paires de ciseaux et de bigoudis à la main. L’ONG, créée, elle aussi, par une bande d’amis syriens et financée à coup de dons et d’événementiels, vient d’ailleurs d’obtenir des fonds pour subventionner des emplois pérennes dans plusieurs camps de la Bekaa. Nesrine jubile : « L’une d’elle est venue me dire qu’elle était coiffeuse en Syrie et qu’elle pourrait reprendre son métier. À partir d’aujourd’hui, nous allons lui verser un salaire pour qu’elle devienne la responsable officielle de toutes les tignasses des enfants du camp ».

Complémentarité

Par soucis de trop bien faire, par frustration ou par réaction d’orgueil, certains humanitaires syriens finissent cependant, à l’unisson avec de nombreux réfugiés syriens, par ne voir dans les organisations humanitaires internationales que des bureaucraties distantes et grassement payées. Une vision réductrice, liée à la difficulté de percevoir les effets concrets des actions humanitaires de grande ampleur. À Kamed el-Loz, une localité de la Bekaa, le docteur Sami effectue pourtant un geste peu visible mais vital. Dans une clinique mobile, le médecin de l’ONG libanaise Amel, partenaire de Médecins du monde, délivre deux gouttes de vaccin contre la poliomyélite aux enfants syriens de moins de cinq ans des camps alentours, dont les familles sont venues bénéficier d’une consultation gratuite. Le reste de la semaine, il se rendra dans d’autres localités. Les réfugiés de Kamed el-Loz auront déjà oublié son visage, mais son aide restera.

Si ces Syriens tiennent tant à apporter une aide indépendante aux réfugiés, c’est par soucis de revaloriser leur identité, mise à mal depuis le début de la guerre. « C’est important pour nous de prouver que les Syriens sont capables de s’organiser seuls, que nous savons travailler. Il y a une troisième voie pour la Syrie, entre la dictature et les terroristes, et nous la préparons depuis le Liban, lance George, opiniâtre. En employant les femmes, on s’assure qu’elles pourront éduquer leurs enfants, le futur de la Syrie ». Les gosses des camps, avec leurs cheveux hirsutes, leurs visages barbouillés et leurs sandales trouées, constituent 53 % des réfugiés syriens au Liban. Pour les jeunes humanitaires syriens, ils incarnent à la fois l’échec et l’espoir. La tragédie de les voir découvrir la vie loin de chez eux, ils l’essuient d’un revers de la main en essayant de leur garantir un avenir. Dans la nouvelle salle des fêtes de Jarahiyya, Waffa, un an, fait ses premiers pas sous le regard ému d’Ali, qui fixe ses jambes minuscules avec un sentiment confus de fierté, de péril et de responsabilité.

1 Instrument de percussion répandu dans le Moyen-Orient.
2 Ville syrienne de l’est du pays située sur les rives de l’Euphrate.
3 Ville de l’ouest de la Syrie située à 45 km au nord-est de Homs.
4 Nom des habitants de Homs, ville syrienne, épicentre du conflit.
5 Le Plan de réponse à la crise syrienne est financé par les États membres de l’Onu. Pour le Liban, les engagements s’élèvent à 1,5 milliard
de dollars. Seuls 526 millions ont été à ce jour versés, principalement par les États-Unis, le Koweït et l’Union européenne.
6 Environ 400 000 Palestiniens sont réfugiés au Liban, dans douze camps implantés entre 1948 et 1963. Leur présence, censée être temporaire,
s’est éternisée du fait d’un droit au retour rendu impossible par la politique de colonisation israélienne. Le Liban s’oppose à leur implantation durable et, n’ayant pas signé la Convention de Genève relative au statut de réfugié, les soumet à des lois discriminatoires.
7 L’USAID est l’agence du gouvernement américain chargée de développement économique et de l’assistance humanitaire dans le monde.

Réagissez, débattons :



Laisser un commentaire