Au Liban, la rébellion passe par les selfies

Quelques jours après la publication de cet article, une nouvelle campagne de selfie a été lancée sur les réseaux sociaux libanais, pour prendre la défense de la skieuse libanaise Jackie Chamoun. Filmée seins nus pour un calendrier autrichien sur la neige russe, fondue par la taille svelte de la championne, la skieuse et étudiante en management du sport a provoqué l’ire du ministre des Sports libanais, qui a ordonné une enquête sur cette conduite, jugée déshonorante pour l’image du Liban. Réaction immédiate des internautes: se déshabiller pour soutenir la skieuse et dénoncer le conservatisme des politiques libanais. « Certaines femmes sont battues ou tuées, d’autres violées, et les médias se concentrent sur une talentueuse et belle femme qui représente son pays aux Jeux Olympiques. Il s’agit de rappeler à nos collègues de recadrer leurs priorités. Il s’agit de combattre la censure. Il s’agit de liberté« . La messe est dite. En bon anglophones, les jeunes libéraux libanais ont décidé de troquer les « bombs » contre des « boobs« .

Lassés que les victimes civiles des attentats qui endeuillent le Pays des Cèdres soient instrumentalisées, les jeunes libanais affichent leur ras-le-bol sur les réseaux sociaux.

« C’est la troisième explosion. Je ne sais pas si j’échapperai à la quatrième. » Sous ce message, posté sur le profil Facebook de Maria Jawhari peu après l’attentat du 2 janvier qui a fait 5 morts et 66 blessés dans la banlieue sud de Beyrouth, on peut voir le visage d’une jeune fille de 18 ans aux grands yeux vert émeraude sous un voile rouge coquelicot. Le 21 janvier, Maria fait partie des quatre victimes d’un nouvel attentat qui vise ce fief du Hezbollah pour la sixième fois depuis juillet 2013. Pour les médias et les politiciens proches du courant du 8 mars (pro-Hezbollah), la jeune fille meurt en martyr, tuée par le Front al-Nusra qui a revendiqué l’attaque sur Twitter et dénoncé l’engagement armé du Hezbollah aux côtés de Bachar el-Assad en Syrie.

Immédiatement, son visage et son message tragiquement annonciateur sont postés sur les profils Facebook et Twitter de la page I am NOT a martyr (« je ne suis PAS un martyr »). Pour Joey Ayoub, auteur du blog Hummus For thought et l’un des instigateurs de cette campagne virale, c’est encore une vie emportée par un conflit qui ne la concernait pas: « Au Liban, on parle de martyr pour se réconforter, pour donner du sens à des morts absurdes. La campagne #notamartyr dénonce l’usage abusif de ce terme et, au fond, la banalisation de la mort et l’irresponsabilité de nos politiques enferrés dans le sectarisme », affirme le blogueur activiste de 22 ans.

« Il n’est pas martyr, il a juste été tué »

#Notamartyr naît sur les cendres de l’attentat du 27 décembre 2013 contre l’ex-ministre des Finances Mohamed Chatah et consiste à publier des selfies (autoportraits publiés sur les réseaux sociaux) accompagnés d’une résolution écrite qui puisse aider à « remettre la main sur notre pays ». « Parmi les victimes de l’attentat du 27 décembre, il y avait Mohammed Chaar, un gosse de 16 ans », se souvient Joey Ayoub. « Le choc a été immense de voir l’avant -le selfie souriant qu’il a fait avec ses amis- et l’après -son corps gisant sur le bitume publié dans les journaux. Comme d’habitude, médias et politiciens l’ont salué en martyr. Nous avons tout de suite réagi en disant qu’il n’était pas un martyr. Il n’est pas mort pour une cause, il a juste été tué ».

Depuis, le selfie est devenu le symbole du ras-le-bol des jeunes Libanais contre la multiplication des attentats, dans un pays devenu caisse de résonnance de la guerre en Syrie et scène mortifère d’un conflit larvé entre les puissances iranienne et saoudienne voisines. « Contrairement aux attentats passés, on s’identifie désormais aux victimes par leurs selfies. Mohammed et Maria étaient comme nous, jeunes et étrangers aux causes revendiquées par les poseurs de bombes. On espère que, comme en Tunisie, ce seront les morts de trop qui feront émerger un mouvement de masse », se projette Joey.

En attendant, #notamartyr vient de lancer sa deuxième phase: « Tous les blocages que connaît le Liban seront débattus chaque semaine sur les réseaux sociaux. » Quelques selfies de la page #notamartyr donnent déjà des pistes de discussion: « Je veux mettre fin au sectarisme » ou encore « arrêtez de nous noyer dans vos guerres! »

Article publié sur le site de L'Express le 25 janvier 2014

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